2004? Quelle marque l’année écoulée va-t-elle laisser dans l’histoire? Se poser la question, se triturer les méninges, hausser ensuite les épaules en signe d’impuissance, donne l’exacte mesure du rien qui caractérise le temps présent. Pas une idée porteuse, pas un souffle novateur, pas même l’esquisse d’un changement à terme. Mais attention! Ce néant politique, culturel, idéal, laisse le champ libre au tout économique.
Partout règne le gris-bleu du costume trois pièces des financiers à la nuque dégagée, à l’œil impavide, à la lippe arrogante voire dédaigneuse qui, pianotant sur leurs agendas électroniques, répètent à mi-voix: «Business as usual» comme pour se convaincre que cela durera toujours. Pour le moment cela dure.
2004 est financièrement une bonne année. La globalisation fonctionne et le capital, voyageant comme jamais, procrée des petits qui, profitant de la vogue du low-cost, voyagent à leur tour semant à gauche et à droite, au nord, au sud comme au centre de charmants rejetons qui, à leur tour… Le bonheur, quoi! Dommage que la répartition ne soit pas plus équilibrée, tant géographiquement que socialement.
Pour nous, journalistes de langue française, 2004 restera l’année où les grands quotidiens parisiens auront sacrifié leur indépendance à leur survie en tombant dans l’escarcelle de financiers à la triste figure: Dassault pour «Le Figaro», Rothschild pour «Libération» et – probablement – Lagardère pour «Le Monde».
Et ce, sans l’ombre d’une protestation ni l’ébauche d’une grève. Sans même une rougeur au front pour des opérations financières qui nous renvoient plus d’un siècle et demi en arrière, à l’époque où les banquiers (quelques Rothschild déjà!) faisaient la pluie et le beau temps sous Louis-Philippe. Il est vrai que la comparaison ne tient pas: en ces temps révolus, l’argent n’avait pas d’odeur et un spectre, le communisme, hantait l’Europe et les nuits de Marx et Engels. Maintenant le fric se parfume chez Chanel ou Guerlain, et le communisme a quitté l’Europe pour revêtir l’uniforme à Cuba ou en Corée du Nord.
Mais, direz-vous, quelle vision réductrice! Et Bush? Et Poutine, Chirac, Blair, Schröder, Sharon? Et les mânes d’Arafat? Ne nous conduisent-ils pas dans la grande, dans la haute politique? Justement: à les évoquer, qui ne mesure la vacuité de ces noms? La terre est encore meuble sur sa tombe qu’Arafat, le grand Arafat, le guide irremplaçable du peuple palestinien, est déjà oublié.
Et qui ne sent qu’à les prononcer les noms de Bush, Poutine et les autres n’ont rien d’héroïques, qu’ils sonnent creux comme les crânes qui les portent, qu’ils renvoient tout au plus à l’image de tâcherons préoccupés de sauver leur pouvoir et de gonfler leurs portefeuilles. Des hommes d’Etat? Allons donc, de vulgaires commis en écritures, voire en signatures. Mais des commis dangereux, capables de semer la terreur en Irak, en Tchétchénie ou en Côte-d’Ivoire.
Pour apercevoir de minces filets de lumière, il faut bien scruter l’horizon politique de la planète. Si l’heure était aux sarcasmes grinçants, on pourrait par exemple se réjouir du progrès de la démocratie en Tunisie, cette Tunisie que sa police secrète et les troisième et quatrième âges européens portent à bout de bras: fin octobre, le président Ben Ali a daigné se faire réélire par seulement 94,48% des suffrages alors qu’il y a cinq ans, il avait réussi le magnifique score de 99,46%. Un démocrate, à n’en pas douter. Presque aussi convaincant que son voisin Khadafi qui lui, en lâchant quelques millions de dollars au passage, est parvenu à sauter de l’axe du Mal dans celui du Bien en un rien de temps, sans abandonner ni son sourire engageant, ni son harem garde du corps.
Mais au diable l’humour sarcastique, positivons!
Je vois positivement deux hommes se dégager des miasmes de l’année finissante. Zapatero en Espagne, Basescu en Roumanie. Tous deux sont arrivés au pouvoir alors que personne ne les attendait. Tous deux, dès les premières minutes de leur règne, ont fait preuve d’esprit de décision et de volonté réformatrice. Par les temps qui courent, c’est énorme.