Des gens d’exception sont en train de produire, souvent silencieusement, la plus grande révolution des temps modernes: celle de l’inversion de la chaîne de la valeur. Explications.
Qu’y a-t-il de commun entre Jeffrey Bezos, Ingvar Kamprad, Michael Dell, Daniel Aegerter, André Kudelski et Marc Bürki?
Fondateurs respectivement de Amazon, Ikea, Dell, Tradex, Kudelski Group et Swissquote, ils sont tous devenus riches, voire très riches, en ayant compris, avant les autres, la rupture profonde opérée dans la chaîne de la production de valeur.
Cette rupture se caractérise par l’entrée en force du consommateur dans la finition des produits ou des services modernes (lire ici l’article sur les possomateurs). L’arrivée en force de ces nouveaux riches dans le who’s who mondial des plus grandes fortunes pose deux questions majeures: qui sont-ils et comment agissent-ils?
On peut identifier ces innovateurs d’un type particulier parce que, contrairement au cas de l’innovation classique (qui procède par introduction successive de produits ou de services nouveaux auprès du consommateur), ils interviennent pour l’essentiel dans la transformation du modèle économique: en associant le consommateur au processus de création, ils le rendent, en quelque sorte, partie prenante du processus d’innovation.
Ces acteurs nouveaux du changement sont donc avant tout des «transformeurs». Ils transforment les métiers de base au profit d’une chaîne interactive de la production de valeur. C’est le thème du livre que nous publions ces jours-ci.
Lorsque Marc Bürki, CEO de Swissquote, réinvente la banque dans la banlieue de Gland, il ne connaît pas le métier de banquier mais s’intéresse aux clients, aux consommateurs. Il se demande alors comment leur apporter les outils, les instruments financiers nécessaires pour que ces gens plus ou moins ordinaires puissent agir seuls.
Cette inversion de la perspective est à la base même du génie des «transformeurs». On va ainsi découvrir que, dans la quasi-totalité des métiers traditionnels, des gens d’exception sont en train de produire, souvent silencieusement, la plus grande révolution des temps modernes: celle de l’inversion de la chaîne de la valeur.
Ces fameux «transformeurs» ont si bien réussi qu’ils ont su, presque à l’insu de tous, amener tranquillement le consommateur dans la chaîne de production. Et le consommateur va même consentir à acheter ces produits en devenir. Etonnant.
Qui n’a pas été surpris de devoir assurer la logistique de son voyage sur easyJet? Le temps du client ne coûtant rien, il se trouve devoir assumer la finition du produit; un produit certes moins cher, mais tellement inachevé.
Ensuite, on peut mieux comprendre comment ces fameux «transformeurs» agissent si l’on observe les modalités de leurs actions plus que leurs conséquences.
Prenons un exemple. Lorsque Michael Dell se lance dans la fabrication et la commercialisation d’ordinateurs personnels, depuis son Texas natal, personne ne lui donne la moindre chance de réussite, tant ce segment économique semble être l’apanage des grands groupes informatiques.
Et pourtant, en externalisant chez le client le «design final» de l’ordinateur personnel, et en supprimant les intermédiaires, il crée la transformation nécessaire et suffisante pour s’emparer d’une grande part du marché des ordinateurs.
Mais la seule valeur ajoutée apportée par Michael Dell a consisté à donner, via le Web, les commandes aux consommateurs et à organiser la chaîne de production en conséquence. Par une redistribution des gains de productivité vers le «possomateur», il a de plus créé un moteur économique imparable: le discount de luxe.
En offrant plus pour moins cher (c’est comme si voyager en première classe coûtait moins cher que la deuxième), les «transformeurs» créent un appel d’air ascendant vers la haute valeur ajoutée des gens ordinaires. Ce transfert est à la base de leur réussite.
Cependant, en s’attaquant à une frange restreinte de la population (ceux qui sont capables d’opérer avec des connaissances suffisantes en architecture d’ordinateur), il a ignoré délibérément une grande partie de sa clientèle potentielle.
Pour la plupart des «transformeurs», ce problème n’était, au début de leur aventure, pas vraiment un handicap puisqu’ils ciblaient justement cette catégorie de consommateurs. Aujourd’hui, on assiste néanmoins, leur succès grandissant, à une nouvelle phase: celle de l’ouverture des produits au grand public.
e-Bay a ainsi entrepris d’ouvrir, dans la plupart des grandes villes américaines, des e-Bay shops. eBookers en a fait de même à Londres et à Paris. Que se passe-t-il donc? Il s’agit pour ces entreprises d’aider et de former les consommateurs nouveaux. En effet, cantonnées dans un premier temps aux technophiles, il leur faut maintenant atteindre les 60 à 70% de la population qui n’avaient jusqu’alors pas accès à ces nouveautés faute de compétences ou de matériels informatiques suffisants. Combler le fameux fossé numérique est l’objectif.
Cet immense effort doit être aujourd’hui un effort de formation. Ici aussi le monde se réinvente et les pionniers du transfert des savoirs sont déjà à l’œuvre.
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Commandez ici le livre «Transformeurs IT, les nouveaux acteurs du changement», de Xavier Comtesse, écrit avec la collaboration de Gabriel Sigrist et Pierre Grosjean (Largeur.com).
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Une version de cet article est parue dans le quotidien Le Temps du 22 décembre 2004.
