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Un intellectuel suisse dans le cerveau du monstre

Pour sa première contribution à Largeur.com, le journaliste Bruno Giussani brosse un portrait inattendu de celui qui a été élu «homme politique suisse de l’année».

Résumons: un intellectuel suisse critique son pays depuis Paris. Il veut secouer la complaisance helvétique. Ses mots sont reçus comme une insulte. Les élites décident de punir l’hérétique. S’ensuit une controverse nationale.

Si vous êtes en train de penser à Thomas Hirschhorn, vous avez tout faux. L’événement remonte à près de trente ans, en 1976, quand le sociologue Jean Ziegler publia (aux Editions du Seuil à Paris, justement) «La Suisse lave plus blanc».

Un livre où il fustigeait «l’oligarchie» helvétique et essayait de démontrer que la Suisse était «le receleur du système capitaliste mondial» et le banquier de toutes les oppressions.

On le traita de crapule et d’incompétent. On le menaça physiquement. La majorité de la presse et la quasi-totalité du système politique (y compris la gauche, du moins initialement) œuvrèrent à excommunier le gêneur.

Une campagne d’une intensité sans précédent se monta pour essayer d’empêcher sa nomination au poste de professeur ordinaire de sociologie à l’Université de Genève.

Pendant très longtemps Jean Ziegler, le professionnel de la rébellion, détonna dans le paysage suisse. Dès lors, quelle surprise de le voir choisi, il y a deux semaines, en direct sur les trois chaînes de la télévision nationale dans le cadre des SwissAwards, comme «homme politique suisse de l’année». Et quel étonnement de découvrir que personne, le lendemain, ne s’en est étonné.

La comparaison entre Hirschhorn et Ziegler s’arrête bien évidemment à l’extravagant télescopage temporel: en décembre, la polémique autour de l’exposition du premier à Paris suivie d’une coupe d’un million dans le budget de Pro Helvetia; en janvier, la nomination du second comme politicien de l’année. Les deux hommes n’ont rien d’autre en commun. Même dans trente ans, on ne célébrera pas Hirschhorn comme artiste de l’année.

Thomas Hirschhorn n’est qu’un provocateur dont le mélange gratuit de l’absolu (les tortures de Abu Ghraib) et du néant (l’acteur qui feint de pisser au visage du conseiller fédéral Christoph Blocher) produit un amalgame dont la contribution nette au débat démocratique est très exactement égale à zéro.

Hirschhorn est peut-être un artiste intéressant, mais sa dimension politique est inexistante. Il s’est auto-discrédité quand il a décidé de ne plus exposer en Suisse tant que Blocher serait au Conseil fédéral, ce qui équivaut en fait à une attitude de désengagement.

Ziegler, lui, s’est par contre toujours rappelé les mots que Che Guevara lui aurait dit un jour à Genève: «Ici, tu es dans le cerveau du monstre, c’est ici que tu dois mener ton combat.» Et il a donc toujours choisi la voie de l’engagement: personnel (en mettant en jeu plusieurs fois sa rente de situation), politique (dans le tiers-mondisme et le socialisme de gauche), institutionnel (au Conseil national) et intellectuel (en utilisant les outils du sociologue et de l’écrivain pour stimuler le débat, critiquer, et suggérer des alternatives). Dans le contexte suisse, cela s’est très mal passé pendant très longtemps.

Il y avait de la naïveté chez Ziegler, il y avait l’idéalisme de la conviction, la volubilité d’un esprit tourbillonnant, les approximations du militant. Il a émis et commis bien des bêtises pendant ses quarante ans de pérégrinations intello-révolutionnaires.

Mais l’engagement, chez lui, a toujours été une exigence morale –comme l’a été la reconnaissance de ses erreurs. Il y a une dizaine d’années, Ziegler a fait son autocritique, étalant sa «conscience malheureuse» et sa désillusion face au processus révolutionnaire dans un autre livre: «Le bonheur d’être Suisse» (publié encore une fois à Paris).

Il y admet ses méprises, il s’accuse d’avoir commis «un véritable méfait» parce que, en démonisant le Nord et en lui attribuant la responsabilité historique des souffrances du monde, il a contribué à déresponsabiliser les élites du Sud. «La misère de la Somalie ou du Zaïre ne doit pas grand-chose au capitalisme financier; elle s’est autoproduite», écrit-il. «C’est le président Collor qui a fait du Brésil ce qu’il est devenu, ce n’est pas le Credit Suisse.»

Cela n’explique toutefois pas entièrement ceci: Jean Ziegler «homme politique suisse de l’année»? Une question se pose: qu’est-ce que sa nomination, samedi dernier lors du gala télévisuel trilingue, nous dit sur la Suisse d’aujourd’hui?

L’homme certainement y détonne moins. Mais plus que Ziegler, c’est la Suisse qui a changé. Qui s’est niée («La Suisse n’existe pas»), qui s’est auto-flagellée pendant les discussions sur les fonds en déshérence usant de termes plus polis mais non moins percutants que ceux de Ziegler. Elle qui a perdu nombre de ses repères symboliques autant qu’économiques, et dont le tissu social et politique se défait peu à peu et en devient opaque et confus.

Dans ce contexte, le révolutionnaire Jean Ziegler est paradoxalement un des rares qui soient restés comme ils étaient. Certes, il s’est détourné de la voie révolutionnaire pour s’engager sur le chemin évolutionnaire, lent et nécessairement jonché de compromis bureaucratiques, incarné par les Nations Unies, pour lesquelles il est aujourd’hui rapporteur spécial pour les questions de l’alimentation (autrement dit: de la misère et de la famine).

Mais il n’a pas perdu de vue sa motivation première, l’intention fondatrice, depuis toujours, de son engagement: les horreurs du monde, et la nécessité historique autant que morale de les affronter. Gageons que c’est là la raison principale de sa nomination, méritée et bien tardive, comme «homme politique de l’année».

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Bruno Giussani est journaliste suisse et Affiliated Fellow à l’IIS de l’Université de Stanford.