Toutes les 50 secondes à Genève, une voiture mal garée ramasse une bûche. Qu’il pleuve ou qu’il vente, de jour comme de nuit.
En 2004, cela a représenté plus de 600 000 amendes, pour une rentrée record de 23 millions de francs dans les caisses de l’administration municipale, soit 10 fois plus qu’il y a cinq ans.
C’est que la Ville a décidé d’appliquer les grands moyens. La répression est menée par une centaine d’agents municipaux secondée par une force spéciale: les 19 uniformes bordeaux de la Fondation des parkings, un organisme parapublic qui bénéficie d’une dérogation de la police pour coller des PV sur les voitures mal garées. Les Genevois les détestent, et les policiers aussi, qui leur reprochent de nuire à leur image.
Peu formés, briefés par des Autorités intéressées à un rendement rapide, ces agents d’un genre nouveau, unique en Suisse, collent à tour de bras, dès l’aube, en appliquant le règlement à la lettre.
Et cela ira en s’accentuant: «Cet effectif passera de 19 à 27 agents dès le mois de février, annonce Jean-Yves Goumaz, président de la Fondation des parkings. Nous suivons les directives établies par la Municipalité. L’équipe actuelle verbalise 15 000 automobilistes par mois, et ce chiffre augmentera cette année, car malgré la répression, les habitudes des citoyens semblent évoluer très lentement en matière de stationnement.»
Si l’on ajoute à cette force municipale les mille gendarmes et les dénonciations, notamment de la part du personnel des Transports publics genevois, les automobilistes genevois sont sous haute surveillance.
La «tolérance zéro» voulue par Christian Ferrazino, conseiller municipal de gauche anti-bagnole, se traduit dans les faits. A Genève, décharger ses courses avec ses doubles feux sur un trottoir coûte 160 francs: 120 pour le stationnement illicite et 40 pour «utilisation abusive des feux clignotants sur le véhicule à l’arrêt».
Les piles d’amendes viennent plomber les budgets des ménages, et la tension monte. Dans ce climat, les propos du nouveau maire libéral de Genève Pierre Muller, qui a dénoncé les excès policiers dans Le Matin, ont logiquement déclenché un mini scandale politico-médiatique.
«J’avais simplement suggéré une « trêve des confiseurs » pendant les fêtes, sourit-il aujourd’hui. Mais le débat s’est enflammé, car le sujet est politiquement très sensible. Je maintiens que la répression est beaucoup trop forte et qu’elle n’a aucun sens si elle ne s’accompagne pas d’un projet qui permette de débloquer la situation.»
La manoeuvre est aussi tactique. Seul représentant de droite au Conseil administratif de la Ville de Genève — qui compte cinq magistrats –, Pierre Muller profite d’accabler la majorité de gauche de l’Exécutif. Il s’assure par ailleurs une jolie popularité auprès des Genevois «chauffés par les bûches», à l’aube d’une année électorale.
Pour sortir de l’impasse, le maire s’apprête à faire des propositions qui ne manqueront pas d’animer les discussions à Genève (lire ci-dessous). La politique genevoise menée jusqu’ici semble déconnectée de la réalité: les places de stationnement n’ont cessé de diminuer tandis que le parc automobile s’agrandit chaque année, créant une pénurie logique et prévisible.
Sans parler des solutions mal adaptées: pour permettre aux résidents de laisser leur véhicule dans les zones bleues de leur quartier, la Ville a mis en place un système de macarons vendus 180 francs par an. Le problème, c’est qu’on compte désormais 25 000 macarons pour seulement 16 000 places bleues en ville; les voitures ne bougent donc plus, ce qui rend le stationnement quasi impossible le soir dans les quartiers résidentiels du centre (Pâquis, Eaux-Vives, Plainpalais).
«La Municipalité a organisé une pénurie de places et elle envoie ses agents verbaliser dans la foulée, c’est une forme de rançon, dit Pierre Muller. Au lieu de prévoir une rentrée de 20 millions de francs au budget avec des amendes, je préfère miser sur une relance de l’économie des commerçants et des restaurants du centre en allongeant la durée des stationnements autorisés et en ne déversant pas une pluie de bûches au moindre dépassement.»
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Les idées du maire de Genève
Pierre Muller dévoile à L’Hebdo ses propositions pour améliorer le stationnement au centre ville:
«Il est urgent d’exiger que toutes les nouvelles constructions en ville, que ce soit des habitations ou des bureaux, prévoient un parking en sous-sol. La loi peut être adaptée en ce sens.
Sur l’espace public, nous allons aménager des places spécifiquement pour les petites voitures, et même autoriser les Smart – il y en a de plus en plus à Genève – à se garer perpendiculairement au trottoir, afin de gagner de la place.»
L’agrandissement du parking du Mont-Blanc, sous le lac, est prévu. Il traversera toute la rade et aura une sortie sur la rive droite, afin d’éviter d’avoir une file sur le pont pour entrer.
Il faut relancer un nouveau projet de parking à la Place Neuve, moins cher que celui que les Genevois ont refusé en votation. Et maintenir le trafic sur la place, contrairement au projet précédent.»
En dernier lieu, il s’agit d’augmenter le service de navettes avec les parkings P&R des zones périphériques qui ne sont pas assez utilisés.»
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Lausanne: «quart d’heure de politesse»
Depuis quelques mois, Lausanne applique en matière de contrôle de stationnement le «quart d’heure vaudois» ou «quart d’heure de politesse», comme dit la municipale radicale Doris Cohen-Dumani. «Nous avons décidé politiquement que l’agent ne verbalise pas tout de suite un dépassement de quelques minutes», explique la cheffe de la police. La Municipalité peut se permettre d’être plus souple aujourd’hui car elle a «serré la vis» entre 1995 et 1998.
L’augmentation massive du prix des amendes, et l’intensification des contrôles, ont permis à l’époque de diminuer de plus de la moitié le nombre de bûches en trois ans (voir tableau). Depuis 1998, elles augmentent de 5% à 10% par an, pour atteindre 140000 en 2003. «Les bonnes habitudes se perdent vite, constate le porte-parole de la police Christian Séchaud. Mais cette évolution s’explique aussi par l’augmentation générale du trafic en ville.»
Actuellement, 52 contractuels sont chargés spécifiquement du stationnement à Lausanne. Une force relativement importante par rapport aux autres villes de Suisse, et qui va encore augmenter de neuf personnes cette année.
Les amendes de stationnement rapportent 11 millions de francs à la collectivité. Proportionnellement, un agent lausannois est donc beaucoup moins rentable qu’un genevois. «Mais l’objectif n’est pas financier, poursuit Doris Cohen-Dumani. Il s’agit de faire évoluer les comportements pour améliorer la circulation dans la cité.»
Lausanne a construit des P&R en périphérie, qui sont massivement utilisés, et les parkings privés en ville ont été agrandis. Pour éviter les abus, le système de macarons a été limité aux résidents. «Pour les professionnels, seuls les véhicules immatriculés au nom de l’entreprise peuvent obtenir un macaron. Sans pénaliser les commerçants, cela évite que les employés viennent travailler en voiture au centre ville.»
Les habitudes ont changé, sauf la nuit. «Nous allons donc renforcer les contrôles nocturnes car le parking sauvage pose des problèmes de sécurité pour le passage des véhicules de secours», explique la cheffe de la police.
Les autres villes romandes ont observé la même évolution: à Fribourg, Neuchâtel, Yverdon ou Sion, l’augmentation du prix des amendes d’ordre (qui sont en gros deux fois plus chères qu’avant), en 1995, a engendré une baisse drastique du nombre d’infractions.
Les rentrées financières sont, elles, généralement stables ou en légère augmentation. A Fribourg, les amendes d’ordre rapportent chaque année grosso modo 2 millions à la Municipalité. Dix fois moins qu’à Genève.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 27 janvier 2005.