L’entreprise produit à Lucerne 200 millions de brosses à dents par an, et n’envisage nullement de délocaliser. Comment fait-elle? Je suis allé voir.
«Vous voulez me faire croire qu’une brosse à dents est un instrument de haute technologie?» C’est souvent avec ce genre de sarcasme que le directeur de Trisa se fait apostropher. Mais pas à Triengen.
Dans ce petit village, perdu dans la vallée du Surental, à mi-chemin entre Aarau et Lucerne, on accorde le plus grand respect à la dynastie Pfenniger. Et pour cause, elle est à l’origine de l’empire de la brosse helvétique, né en 1887.
Le groupe s’est diversifié et emploie aujourd’hui 785 personnes. Adrian Pfenniger, quatrième du nom, a succédé à son père à la direction il y a quelques mois. Contrairement aux entreprises familiales suisses, généralement ultradiscrètes, chez Trisa on communique volontiers. «Nous apprécions de montrer notre travail et nos chiffres», dit Adrian Pfenniger avec un sourire de bienvenue qui pourrait servir d’affiche à une prochaine campagne.
Une transparence qui s’explique peut-être aussi par les chiffres en question, qui sont plutôt encourageants. Le groupe a créé 385 emplois et a réalisé une croissance de 165% sur les dix dernières années.
Le secteur des brosses (dents, ménages, cheveux), qui représente les deux-tiers de l’activité, a doublé sur la période. En appoint, le groupe s’occupe aussi de distribution d’électroménager (sèche-cheveux, aspirateurs, robots de cuisine, etc.) et d’accessoires de mode (lunettes, pinces à cheveux, etc.).
Mais le coeur du business reste bien sûr les brosses à dents, dont la vente représente environ 100 millions sur les 167 millions de francs de chiffre d’affaires annuel. Elles sont conçues et dessinées sur ordinateur, dans un centre de recherche situé au centre du village. Dernière brosse en date, la SonicPower — un joyau technologique comprenant un micromoteur — permet, assure Adrian Pfenniger, de mieux nettoyer les dents sans agresser la gencive (lire ci-après).
La production s’effectue sur deux autres sites: l’un où s’effectue le moulage des manches en plastique, l’autre pour l’assemblage (poils) et l’emballage. En 1998, une nouvelle usine a été inaugurée: architecture écolo-moderne plutôt réussie, chauffage solaire sur le toit et éclairage naturel grâce à de grandes baies vitrées. Dix millions de francs investis pour doubler la surface de production. «On pensait être bon pour vingt ans, mais pour suivre la croissance nous devons déjà agrandir», poursuit le directeur en montrant le chantier.
Actuellement, 800 000 brosses à dents sortent de chez Trisa chaque jour ouvrable. Seul un tiers de cette production portera cependant le logo de l’entreprise suisse. Environ 20% seront vendus sans label, à des chaînes de supermarchés européennes comme Coop.
Le gros morceau, soit la moitié de la production, sera commercialisé sous le nom de grandes marques comme Signal (groupe Unilever) ou Colgate, deux des plus importants clients du fabricant suisse.
«C’est là l’originalité de notre modèle. Nous sommes concurrents des grands groupes avec notre marque, mais ce sont aussi nos clients: nous entretenons des relations commerciales très anciennes avec Colgate et Unilever.»
Ces groupes, qui possèdent d’importantes capacités propres, sous-traitent une partie de leur production en Suisse. «Nous fabriquons des produits complexes qui nécessitent d’importants investissements en développement. En travaillant avec nous pour mettre au point de nouveaux produits, les grands groupes réduisent les coûts. Nous leur servons de laboratoire. Ce modèle original est possible grâce au lien de profonde confiance mutuelle que nous entretenons depuis longtemps avec Unilever et Colgate.»
Cornelia Buchenwalder, porte-parole d’Unilever, confirme: «En restant à l’avant-garde de la technologie et en proposant un bon rapport qualité-prix, Trisa pourra continuer de jouer ce rôle de producteur pour des multinationales comme la nôtre.»
Beaucoup plus petite, la marque Trisa se bat cependant dans une autre catégorie, avec une fraction du budget marketing des cinq géants que sont Procter&Gamble-Gillette (en voie de fusion avec les marques Oral-B et Crest), Colgate, Unilever, Johnson&Johnson (Reach) et Glaxo (Aquafresh).
Trisa a cependant réussi à se forger un nom qui gagne des parts de marché. En Suisse, la marque est connue de longue date, notamment grâce à ses publicités télévisées. C’est à l’exportation qu’elle développe son image de marque. «Nous bénéficions de la réputation suisse en matière d’hygiène et de propreté, très importante pour un produit que l’on met dans sa bouche. Au Japon et au Moyen-Orient, le label Swiss Made joue beaucoup en notre faveur.»
A part Kambly, Ricola, Henniez ou Victorinox, il n’y a plus beaucoup de petites entreprises familiales suisses actives dans les produits de consommation courante, et ce n’est pas un hasard. Les autres font partie de grandes multinationales qui, sauf dans l’horlogerie, délocalisent généralement tout ou partie de leur production dans les pays de l’Est, en Amérique du Sud ou en Asie. La Chine, d’ailleurs, est devenue le plus grand producteur de brosses à dents du monde, depuis que Colgate et Gillette y ont installé leurs usines.
Alors, comment rivaliser? «Premièrement grâce à la technologie, répond Adrian Pfenniger. Nous avons mis en place une automatisation extrême: une manipulation qui fait intervenir dix ouvriers dans une usine chinoise n’en nécessite qu’un seul à Triengen.»
Mais avec un salaire moyen de 5300 francs sur 13 mois, l’ouvrier Trisa coûte trente fois plus cher que le Chinois. L’automatisation ne suffit donc pas. «Nous gagnons aussi grâce à l’innovation. Une brosse à dents d’aujourd’hui n’a rien à voir avec un modèle d’il y a dix ans. La forme de la tête, la topographie des poils et les matériaux évoluent sans cesse.»
En commercialisant constamment de nouveaux produits, Trisa devance ses concurrents et se positionne dans le haut de gamme. «Chaque année, nous lançons entre cinq et dix innovations et nous déposons une vingtaine de brevets. Nous avons actuellement une quarantaine de projets en cours. Aujourd’hui, 28% de notre chiffre proviennent de produits qui ont moins de 3 ans, contre seulement 7% en 1989. C’est clair, le marché s’adapte vite et nous devons constamment sortir de nouveaux modèles et de nouveaux produits. Sans parler de la mode: nous nous inspirons du look des snowboards, de l’architecture ou des prototypes automobiles pour que le design de nos brosses reste d’avant-garde.»
La délocalisation n’a jamais été envisagée: «Ce n’est pas une option pour nous: toutes nos compétences sont en Suisse et notre force vient de la performance de nos employés.»
Pour les conserver, Trisa a été l’une des premières entreprises en Europe à introduire la participation aux bénéfices, ce qui valut dans les années soixante au père Pfenniger le sobriquet de «Communiste du Surental». Tous les employés sont par ailleurs actionnaires, et élisent la moitié des membres du conseil d’administration.
Des méthodes «américaines» que l’on retrouve aussi dans ce que l’entreprise baptise le «TrisaSpirit», une liste de guidelines que les employés signent. Elles ne forcent à rien mais encouragent le personnel à s’engager, tout en favorisant le dialogue et les nouvelles idées. «Cela part d’un constat simple: les gens travaillent mieux quand ils aiment leur boulot. C’est ainsi que nous bâtissons depuis longtemps la culture Trisa, que je considère comme fondamentale pour le succès de l’entreprise. Car un Chinois peut copier une brosse à dents, mais il ne peut pas copier une culture.»
——-
SonicPower, la revanche électrique
Elle ressemble à une brosse à dent conventionnelle, mais ce joyau technologique intègre un minuscule moteur placé dans la tête. C’est la SonicPower, le fleuron de Trisa lancé en automne dernier. «Il nous a fallu quatre ans de recherche pour la développer, explique Adrian Pfenniger, le directeur général de Trisa. Grâce à de très petits mouvements de gauche à droite, cette brosse nettoie 50% mieux les dents, c’est prouvé, sans agresser la gencive. Le plus complexe consiste à intégrer le moteur dans la tête car le moulage du plastique fait intervenir une presse qui risque de détruire le mécanisme.» Le moteur est alimenté par un accu rechargeable placé dans le manche.
Un peu comme pour la Swatch, Trisa a réussi à mettre au point une technologie performante qui permet de produire à bon marché: la SonicPower coûte moins de 30 francs, ce qui la rend mondialement compétitive: «Il existe des brosses rotatives dans cette catégorie, mais nous sommes les premiers au monde à proposer ce mouvement à un prix si compétitif.» Trisa compte écouler 200’000 SonicPower en Suisse cette année, et développer les marchés européens.
——-
|
Nombre de brosses à dent utilisées par personne et par an dans le monde: |
|
| Turquie |
0,3 |
| Espagne |
0,5 |
| Arabie Saoudite |
0,5 |
| Pologne |
0.7 |
| France |
1,2 |
| Indonésie |
1,3 |
| Grande Bretagne |
1,5 |
| Italie |
1,5 |
| Allemagne |
2,0 |
| Suède |
2,5 |
| Suisse | 2,5 |
| Japon |
2,8 |
|
Les importantes différences entre les pays en matière d’hygiène buccale s’expliquent en partie culturellement, mais surtout par les campagnes de prévention menée par les gouvernements. Le potentiel de croissance du marché est énorme: une campagne de prévention en Espagne pourrait doubler, voire tripler les ventes à moyen terme. Trisa estime que d’ici à 2010, le marché européen atteindra 1,5 milliards de brosses à dent par an, contre 900 millions aujourd’hui. Trisa exporte 97% de sa production de brosses à dent mais réalise environ 25% de son chiffre d’affaires en Suisse. L’Europe (hors Suisse) représente plus de la moitié des ventes. Trisa est par ailleurs leader du marché au Moyen-Orient et développe sa présence en Asie. (Source: Trisa) |
|
