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L’état de la Suisse (à l’heure où Swiss devient Lufthansa)

L’égoïsme zurichois brade la compagnie nationale. Il parvient à sauver une bonne partie de Unique Airport en se moquant complètement des retombées sur le reste du pays.

Le bradage de Swiss à nos amis allemands de Lufthansa est très intéressant sous différents points de vue qui, tous, permettent d’affiner l’état de la Confédération suisse en ce début de XXIe siècle.

Il y a quatre ans, le consensus politicien n’avait jamais été aussi fort. Phagocytés par la non-activité ou la complaisance de Moritz Leuenberger, les socialistes (qui par ailleurs ne sont pas opposés par principe à la circulation du capital) avaient donc voté sans rechigner les crédits destinés à relancer une entreprise moribonde.

Ces crédits, comme la chronique l’a abondamment illustré, ont surtout arrosé quelques cadres dirigeants et laissé le personnel sur le trottoir. Ce n’est pas très socialiste ni social-démocrate, mais c’est la réalité.

Ce lundi 14 mars à la radio romande, le conseiller aux Etats Béguelin, grand spécialiste des transports, avouait que, politiquement, il n’entreprendrait rien contre la gestion de Swiss, ni contre la dilapidation de son capital. Mais, disait-il pour consoler le peuple, il s’engageait à traîner les anciens dirigeants devant les tribunaux.

La belle affaire! Ces dirigeants sont déjà partis depuis belle lurette les poches pleines à craquer. On voit d’ici la trouille que doit déclencher chez ces requins de haut vol la perspective d’être convoqués par un juge dans quelques années quand la prescription jouera à plein! On en viendrait même à trembler pour eux.

En réalité, les socialistes sont empêtrés dans la politique des transports mal gérée par leur sympathique conseiller fédéral. De même que l’affaire Swiss a permis à tout un monde entrepreneurial zurichois de faire de bonnes affaires (il ne faut pas oublier le développement fastueux et unique de Kloten), il est piquant de voir que les socialistes ont aussi la haute main sur l’arrosage à grands jets de millions de tout un monde alpestre d’entreprises grandes petites ou moyennes intéressées au percement des NLFA.

Alors qu’on peut imaginer qu’à Zurich, le modernisme unique de Kloten peut valoir quelques suffrages au PS, dans les Alpes, l’argent des transversales finance les blochériens. Merci, Herr Bundesrat Leuenberger!

Par ailleurs, l’absorption de Swiss par Lufthansa symbolise on ne peut mieux l’impossibilité où nous nous trouvons de vivre en dehors de l’Union européenne. On sait que les Etats-nations ont de la peine à s’y retrouver dans la déconstruction politique réalisée par la globalisation. Les problèmes rencontrés par de grands Etats comme la France et l’Allemagne en témoignent.

Mais pour un petit pays comme la Suisse, les conséquences de cette globalisation sont infiniment plus graves. Que demain la chimie commence à gesticuler parce qu’elle produirait mieux et meilleur marché en Chine ou au Brésil, ou que les banques et les assurances se mettent à lorgner du côté de l’Inde en raison des potentialités scientifiques de sa main d’œuvre hautement qualifiée mais bon marché, nous resterons le bec dans l’eau sans aucune chance de s’en sortir.

Blocher estime (lui qui a fait fortune en se pliant à la mondialisation) qu’il faut se crisper sur son pré carré. C’est choisir le suicide collectif. Il faut au contraire accompagner le mouvement, le suivre, le humer, le tâter pour parvenir à s’y faire une place, le plus au chaud possible, tout en sachant que nombres de paramètres désormais nous échapperons pour toujours. Cela s’appelle sauvegarder son autonomie.

Si l’Etat nation est malmené sur un plan global, il l’est encore plus sur le plan local. On oublie trop souvent que l’égoïsme est au même titre que l’instinct de classe ou la sexualité, un puissant moteur de l’histoire. Pour prendre un exemple récent, je rappellerai que c’est l’égoïsme slovène (ils ne voulaient plus payer pour le pauvre Kosovo) qui a déclenché la guerre des Balkans.

En Suisse, depuis une quinzaine d’années, l’ego zurichois a fait des ravages dont nous ne prendrons la vraie mesure que dans quelques années. Je noterai — juste pour prendre acte — quelques aspects saillants de cet égoïsme: le soutien politique à Blocher, la recrudescence du dialecte au détriment de l’allemand, la prétention à être une métropole européenne, Unique Airport et Swissair, le conflit avec l’Allemagne sur les voies d’accès à Kloten.

Avec ce qui se passe ces jours, on constate que cet égoïsme zurichois parvient à sauver un peu de Swiss et beaucoup de Unique Airport en se moquant complètement des retombées de ces choix sur le reste du pays. Il y a mieux: la classe dirigeante zurichoise, en choisissant l’option Lufthansa, a probablement résolu à court terme son conflit avec le Bade-Wurtemberg sur l’accès à Kloten.

On ne voit pas les dirigeants allemands faire, dans l’immédiat du moins, des misères à des gens qui leur donnent pour quelques dizaines de millions une compagnie réputée, restaurée, en état de fonctionner. Les prix des villas de la Gold Küste devraient remonter!

Reste le fait que sur le plan politique, le bilan est aussi désastreux que sur le plan économique. Le comportement du management zurichois nous rappelle celui des anciennes gloires de la Confédération d’avant 1848, quand les grands cantons manœuvraient uniquement en fonction de leurs intérêts au détriment de l’intérêt collectif.

Cette manière de faire peut provoquer deux sortes de réactions: ou bien une crispation nationaliste et identitaire, ou bien une fuite en avant «à la catalane» sur l’Europe des régions chère à Denis de Rougemont. Ce n’est pas semble-t-il la direction que nous sommes en train de prendre.

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