S’il y a un spectacle à retenir de toute la saison théâtrale suisse 1998-1999, c’est «En attendant Godot» de Samuel Beckett mis en scène par Luc Bondy. Ceux qui l’ont raté ont maintenant deux chances de le revoir: la semaine prochaine au Vidy Lausanne (lieu de sa création) et en automne à l’Odéon de Paris. Deux occasions à ne pas manquer, en attendant une tournée européenne. Pour deux raisons essentielles.
La première, c’est que Luc Bondy a rassemblé le meilleur quartet de comédiens franco-suisses que l’on puisse imaginer pour le texte de Beckett: Serge Merlin, Gérard Desarthe, François Chattot et Roger Jendly. Ou quatre monstres complémentaires.
La seconde, c’est que le metteur en scène, avec sa sensibilité mitteleuropéenne, est le meilleur traducteur des infimes mouvements de l’âme que l’on ait sur nos scènes. Cela lui permet d’offrir une lecture inédite de ce classique sur lequel tout a déjà été dit, Godot ayant eu droit à toutes les interprétations: Godot est Dieu, la mort, quand il n’est pas femme. Ceci, alors que Beckett s’est toujours acharné à répéter que Godot est Godot, un point c’est tout.
Bondy, lui, le premier, donne à entendre la partition jouée par les deux couples masculins de la pièce comme… une partition de couple. Sans aucunement laisser sous-entendre qu’il s’agit d’homosexualité – à l’heure où tous les mythes anglais se révèlent homosexuels, de Shakespeare à Robin des Bois. Non. Simplement, il laisse entendre et voir à quel point les dialogues entre les hommes déclinent à l’infini l’impossibilité d’être seul et l’impossibilité de la vie à deux. Et peu importe les sexes des personnes mises en présence – le dialogue est universel.
La présence de l’autre est suffocante, l’absence de l’autre est intolérable. «On peut toujours se quitter, si tu crois que ça vaut mieux», dit Vladimir. «Maintenant, ce n’est plus la peine», répond Estragon. Tout est dans le texte, les scènes de ménage entre Vladimir et Estragon comme la relation sado-masochiste unissant Pozzo et Lucky – la fameuse dialectique du bourreau et de la victime, du maître et de l’esclave.
Simplement, il a fallu attendre Bondy, torturé de l’amour, insatiable séducteur, spécialiste d’Arthur Schnitzler, de la Vienne début de siècle, pour que cette musique, jusque-là en sourdine, éclate. Pour que les quatre personnages de Godot ne soient pas réduits à quatre marionnettes censées représenter l’absurde beckettien, mais quatre hommes de chair et d’os, qui s’aiment et se déchirent. L’attente est longue, l’ennui étreint, mais la route est toujours trop brève. Etre deux, c’est l’enfer, mais être seul, c’est encore pire, disent Beckett et Bondy.
L’image qui clôt somptueusement le spectacle en est l’affirmation la plus déchirante: sur cette route qui plonge dans le public et court vers une ligne de fuite, Vladimir et Estragon sont couchés l’un sur l’autre. Irrémédiablement unis. Et le sexe, dans cette histoire de couple? «Et si on se pendait? Ce serait un moyen de bander», répond Becket, avec son habituel humour noir. Le sexe, dans cette pièce, est «ab-scène», l’objet du désir étant hors-champ.
Car le sexe mène droit à la mort, comme le répète Beckett à la suite de Shakespeare. «La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre histrion qui se pavane et s’échauffe une heure sur la scène et puis qu’on n’entend plus… Une histoire contée par un idiot, pleine de fureur et de bruit et qui ne veut rien dire», dit MacBeth. «A cheval sur une tombe et une naissance difficile. Au fond du trou, rêveusement, le fossoyeur applique ses fers. On a le temps de vieillir. L’air est plein de nos cris», répond Beckett, quatre siècles plus tard. Restons ensemble, malgré tout, souligne Bondy aujourd’hui, qui nous quitte avec cette inoubliable image d’un Vladimir et d’un Estragon serrés l’un contre l’autre. Pour l’éternité.
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Lausanne, Théâtre de Vidy, du 1 au 5 septembre 1999, tél +41 21/619.45.45
Paris, Odéon, du 21 septembre au 24 octobre 1999