C’est avec de Vinci (pour la pratique) et Descartes (pour la théorie) que la machine a pris place dans la réflexion humaine. Aujourd’hui, Etienne Barilier s’interroge: pourquoi les fabricants d’ordinateurs maintiennent-ils l’utilisateur dans l’ignorance?
C’est un curieux livre que nous donne Etienne Barilier avec son «Ignorantique» publié chez Zoé à Genève. Curieux parce, plaçant son lecteur face à la question de l’ordinateur, l’essayiste glisse, au fil des pages, du catalogue récriminatoire et revendicateur contre les abus de l’industrie informatique à la dispute philosophique sur les rapports entre l’homme et la machine.
A concurrence de 60 pages pour le catalogue revendicatif et de 80 pour la philosophie des sciences, le rapport n’est pas rébarbatif. Loin de là. Il nous pousse au contraire à réfléchir — une fois n’est pas coutume! — à l’usage que nous faisons de nos merveilleuses machines.
Barilier fait partie des lettreux qui se flattent d’avoir quelques talents de bricoleurs. Je ne sais si au temps de ses études, il lui arrivait de s’abstraire de la lecture de Cicéron, du Roman de la Rose ou de Proust pour décortiquer une 2CV Citroën dans sa cour, mais c’est tout comme.
Aujourd’hui, mac et pc ont remplacé les deuches. Je connais un historien de renom qui s’apprête à consacrer une partie de sa retraite à la mise en caisse (à l’origine de vins de Bordeaux) des divers ordinateurs qu’il a utilisés à ce jour.
A lire la première partie de «L’Ignorantique », il n’est pas interdit de supposer que Barilier puisse caresser ce genre de rêve. Car c’est en fin de compte d’un béguin contrarié qu’il nous parle. L’ordinateur est si génial que l’on ne peut que déplorer l’attitude de ses fabricants qui font indubitablement leur possible pour entretenir l’utilisateur dans l’ignorance.
Barilier relève à juste titre que les rubriques d’«aide » ne servent à rien sinon à vous énerver quand vous devez y avoir recours. En francisant les termes courants, Fenêtres, Petitdoux, Puissance-Point, il restitue une certaine fraîcheur à des instruments que nous piétinons quotidiennement, sans plus prendre garde à leurs caractéristiques, de même qu’il ne nous passe pas à l’esprit de relire, chaque fois que nous entrons dans un ascenseur, le règlement accolé aux divers boutons.
Si la guéguerre qui opposait il y a peu les tenants du mac à ceux du pc s’est atténuée par la victoire combinée de la bien-pensance, il n’en reste pas moins que chacun réagit à sa manière à certaines aberrations de l’informatique tous ménages. Barilier ne supporte pas les étiquettes «Mes documents», «Ma musique», «Mes images».
Trouvant cela infantilisant, il a pratiquement démonté sa machine pour supprimer ces possessifs irrévérencieux envers sa maturité de romancier et de philosophe. En bon bricoleur têtu et entêté, il est parvenu à ses fins et nous conte sa réussite par le menu.
N’étant pas bricoleur, je me suis contenté pour ma part de biffer les possessifs non désirés en renommant les raccourcis qui sautent aux yeux lors de chaque mise en route. Par contre, je trouve ridicule la paranoïa dont témoignent les mots de passe, parano qui semble laisser indifférent notre auteur, bien qu’il signale, en passant, page 63, qu’il ne faut pas espérer la moindre intimité sur la toile:
- «Or sur Internet où l’on croit que tout est répandu sur la place publique parce que tout est diffusé, il n’y a pas de place publique, et, en dépit des apparences, pas de forum de discussion où les publications seraient soumises à débat avant d’être acceptées ou rejetées. Internet n’est pas l’univers du public, c’est l’univers du privé universellement visible. Ce n’est pas une agora, c’est un milliard de bureaux et de chambres à coucher».
Et, faudrait-il ajouter, des chambres à coucher à la scandinave, sans rideaux ni volets.
Il est vrai que les fabricants d’ordinateurs prennent leurs clients pour des imbéciles et s’appliquent à les rendre encore plus idiots en compliquant à souhait des machines auxquelles on n’en demande pas tant. Mais sont-ils en cela très différents de leurs collègues qui fabriquent des voitures, des téléphones, des radios dont la sophistication ne répond absolument pas au service attendu?
La différence est à chercher dans la seconde partie du livre dans laquelle Barilier fait le bilan de la concurrence entre l’homme et l’ordinateur. En analysant en particulier la compétition que se livrent l’homme et la machine dans le domaine où ils peuvent par excellence s’affronter à armes quasiment égales, le jeu d’échecs.
Depuis que la machine a pris une place de choix dans la réflexion humaine (cela nous renvoie à Léonard de Vinci pour la pratique et à Descartes pour la théorie), l’homme surveille la question au mieux avec une pointe d’ironie, au pis avec une sourde angoisse. Or ce n’est pas l’ironie qui fut de mise lorsque, craquant devant l’ordinateur «Deeper Blue», Kasparov abandonna la partie et la victoire à la machine le 11 mai 1997.
Sagement, Barilier nie la supériorité de la machine pour mettre en évidence l’affectivité de Kasparov, cause de son abandon. Et développe: en réalité, la machine ne peut aller au-delà de ce que l’homme lui confie; de plus, la machine n’a aucune réalité ontologique, elle n’existe pas plus que le caillou que vous shootez distraitement sur un trottoir, elle n’est qu’au plus une savante combinaison d’éléments divers.
Le raisonnement philosophique est parfait, mais suffit-il à rassurer les angoissés toujours prêts à voir survenir le pire ?
Barilier n’est pas tendre avec l’internet de tous les jours. Pour voir si ce dernier lui rendait la monnaie de sa pièce, j’ai, le 21 mai, demandé à Google de me donner ce qu’il avait sur «Barilier ignorantique». Il ma signalé une quarantaine d’occurences (pour l’essentiel des renvois commerciaux au livre), mais aussi un article du Temps et un blog de Pierre Assouline consacré au livre de Barilier sur le site du Monde.
Le blog commence par un court papier sur le livre, se poursuit par un commentaire d’un internaute qui n’a pas lu le livre mais qui se croit le devoir de ramener sa fraise. Il dérive ensuite sur les insanités habituelles et s’achève sur l’intervention suivante que je vous livre en copié/collé :
- Les Blogs permettent à des gens qui ne serraient jamais lu (à part d’eux-mêmes)d’être lu par quelques uns. Les commentaires font rebondir les idées émises dans le texte de base,vont dans diverses directions incontrollables, déja tout ceçi vaut la peine d’exister.
Que voilà un hymne réjouissant et bien senti à l’existence! Et à ceux qui comme Barilier s’interrogent sur les raisons de cette existence.
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Dans «Aux sources de l’esprit suisse», son dernier livre, Gérard Delaloye raconte l’évolution de la notion d’helvétisme, de Rousseau à Blocher.
