CULTURE

…de mon sac à dos: Robert Walser

Un livre, une balade: la série estivale de Gérard Delaloye commence avec un recueil de Robert Walser, à lire un soir d’orage dans le Seeland.

Depuis une trentaine d’années, j’ai toujours dans la poche de mon sac à dos une petite place pour un livre de Robert Walser, le prince des promeneurs, mon écrivain de prédilection.

Au début, alors qu’il n’était pas encore traduit en français, je me fournissais, en raison de mes médiocres connaissances en allemand littéraire, chez l’éditeur italien Adelphi qui publia les principaux textes de Walser dans son élégant collection de poche.

Maintenant que Zoé et Gallimard se disputent les traductions en français, je n’ai plus que l’embarras du choix.

Ainsi, cette «Passeggiata», lue avec un grand bonheur en 1976, m’est revenue en «Promenade» en français chez Gallimard en 1987 avant que je la retrouve incorporée aujourd’hui dans le volume «Seeland» publié par Zoé dans une nouvelle traduction. Le succès appelle le succès. Dommage que ces éditeurs n’aient fait preuve de clairvoyance un peu plus tôt.

En effet, Robert Walser n’est pas un écrivain allemand venu d’un bled paumé d’Europe centrale, il est né en 1878 à Bienne ville bilingue s’il en est, y a vécu de longues années et a parcouru la région en long et en large, parapluie noir au bras, chapeau mou sur la tête.

Mais les éditeurs ont certes une excuse: si Robert Walser connut un certain succès à Berlin avant la première guerre mondiale, il sombra ensuite dans l’oubli, un oubli qui ne fut pas étranger à son effondrement psychique et à son internement dans des asiles psychiatriques à Berne d’abord, puis à Herisau où il mourut fin décembre 1956.

Le 6 janvier 1957, dans l’article nécrologique qu’il donna à la «National Zeitung» de Bâle en souvenir de l’ami qui venait de disparaître, Carl Seelig raconte: «Jamais je n’oublierai ce matin d’automne où nous allions à pied de Teufen à Speicher, à travers une brume épaisse comme de l’ouate. Je lui dis ce jour-là que son œuvre littéraire durerait peut-être autant que celle de Gottfried Keller. Il s’arrêta, comme enraciné dans le sol, me regarda de l’air le plus grave et me dit que si je tenais à notre amitié, je ne vienne plus jamais lui faire de pareils compliments. Lui, Robert Walser, était un zéro et voulait être oublié.»

En 1957, il l’était en effet. Il s’était même donné beaucoup de peine pour s’ensevelir dans l’oubli en se retirant de la circulation dès 1929 (il avait alors 51 ans) et se réfugier dans les asiles psychiatriques de Waldau (Berne) puis de Herisau (Appenzell) en prenant grand soin de ne se démarquer en rien des malades ordinaires. Et ce, malgré l’ampleur de l’œuvre qu’il portait sur ses épaules, malgré les signes d’admiration que quelques rares — mais importants: Rilke, Musil, Hesse… — confrères en écriture lui avaient fait parvenir.

Ce n’est qu’en 1960, trois ans après la mort de l’écrivain, que Marthe Robert permit au lecteur français de le découvrir. Elle fit paraître chez Grasset la traduction de «L’Institut Benjamenta» (aujourd’hui disponible dans la collection «L’Imaginaire» chez Gallimard), le roman que Walser publia à Berlin en 1909. Mais les choses en restèrent là. Grasset ne publia rien d’autre et ses admirateurs durent rester sur leur faim jusqu’à ce que Gallimard ne reprenne le flambeau vingt ans plus tard.

En Allemagne aussi, le malheureux disparut des librairies aussi rapidement qu’il y était entré. Sous le nazisme, on l’oublie. Après la guerre, les éditeurs le méconnaissent. Mais la mémoire des grands hommes n’est jamais complètement gommée, surtout s’il s’agit d’un poète. La chance de Walser s’appela Carl Seelig, un mécène qui devint son ami, se préoccupa de sauver l’œuvre, écrivit un témoignage admirable, ces «Promenades avec Robert Walser».

Mais avant que la Fondation Carl Seelig ne soit en état de fonctionner, un autre admirateur de Robert Walser, l’éditeur Helmut Kossodo, se fit un point d’honneur de l’extraire de l’oubli. Mais, comble de paradoxe, cet éditeur, payant de sa personne et de sa poche, publiait le poète biennois en allemand à Genève!

C’est lui qui donna la première réédition de «Der Spaziergang» en 1967. Que cette promenade walsérienne fut baladée par les éditeurs!

Outre «La Promenade», «Seeland» contient cinq autres textes dont Walser eut l’inspiration au cours de pérégrination dans cette région des trois lacs rendue fameuse par Expo 02. Mais pour donner la mesure littéraire de la région, il convient de rappeler que c’est là, sur les rives du lac de Bienne, que Rousseau, il y a deux siècles et demi, inventa le mot «romantique».

Amateur de paysage, Walser n’est pas romantique, il erre quelque part entre l’hyperréalisme et le rêve illuminé.

Ainsi, Hans qui

    « avait l’habitude de boire du thé régulièrement et en assez grande quantité, dans l’illusion que ce genre de boisson, bruyamment gargotée, maintenait son imagination en éveil et le mettait en train (…), vécut un jour un magnifique orage, inoubliable, pendant lequel il observa surtout une chaussée noirâtre qui longeait la ligne de chemin de fer et que la tempête, soulevant un tourbillon de poussière, balaya avec une violence stupéfiante. Toutes sortes d’hommes, de femmes d’enfants se sauvaient à toutes jambes comme devant un monstre déchaîné. Le tout, panique, poussière, fumée dense, vent moite, produisait une impression grandiose et composait un tableau aussi angoissant que séduisant. Puis un coup de tonnerre éclata, une lourde pluie s’abattit sur les toits, les rues et les gens en fuite; des éclairs déchirèrent le ciel, tous les environs furent brusquement plongés dans d’étranges ténèbres. Après, toutefois, le monde eut l’air plus pimpant, plus gracieux. Respirant plus librement, les gens ressortirent sur le pas de leurs portes à l’air libre, nettoyé, où tout brillait, détrempé, et faisait des signes pleins d’amitié, rues, arbres et maisons luisant et saluant gaiement.»

Ces textes ne se résument pas, ne se présentent pas, ils se pratiquent à petite dose lors de ces courtes haltes qui scandent harmonieusement toute promenade en plaine.

Le Seeland offre toutes sortes de possibilités aussi variées les unes que les autres.

Et comme votre bagage ne sera pas trop lourd, ce n’est pas grave si «Seeland», avec ses 330 grammes, son format cossu (14,2 cm sur 21) et son élégante couverture blanche joliment illustrée, n’est pas proprement parler un livre de poche.

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«Seeland», nouvelles de Robert Walser, traduction de Marion Graf, Ed. Zoé, Genève, 2005, 220 pages.

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Dans «Aux sources de l’esprit suisse», son dernier livre, Gérard Delaloye raconte l’évolution de la notion d’helvétisme, de Rousseau à Blocher.