La Grande-Bretagne prend aujourd’hui la présidence de l’Union. Un clash politique assuré à cause de sa volonté d’élargissement, notamment en direction d’Ankara. En attendant la rentrée, quelques réfléxions sur cette impasse et les autres.
Dès aujourd’hui, 1er juillet, la Grande-Bretagne assume la présidence tournante de l’Union européenne. Depuis quelques semaines, Tony Blair claironne que l’on va voir ce que l’on va voir, que lui, «Européen par passion», va redonner vie à une Union sclérosée par le passéisme, l’étatisme et la ringardise franco-allemande.
S’il arrive à désorganiser la santé, l’éducation et les transports de ses partenaires européens avec le succès qu’il a rencontré en Angleterre, nos voisins ont de quoi se faire du souci.
Sur le plan politique dans tous les cas, le clash est assuré: Blair vient de répéter que pour lui une des grandes priorités européennes était la poursuite de l’élargissement, notamment en direction de la Turquie. La Commission européenne le suit benoîtement et vient de fixer au 3 octobre l’ouverture des négociations avec Ankara.
Or personne n’ignore que l’urgence de l’intégration turque est ressentie non dans une capitale européenne mais à Washington, l’amarrage de la Turquie à l’Europe étant une des pierres cardinales du dispositif de contrôle américain du Proche-Orient.
La crise est d’autant plus certaine que deux grands Etats, la France et l’Allemagne, sont désormais en campagne électorale. A Paris comme à Berlin, les droites (en particulier, mais pas seulement, l’UMP de Nicolas Sarkozy et la CDU-CSU d’Angela Merkel) sont opposées à l’entrée de la Turquie.
Comment ces deux forces en quête d’électeurs pourraient-elles ne pas s’opposer frontalement au premier ministre britannique?
Ce débat va donc rebondir au retour des vacances et fera la une des médias en septembre. En attendant, voici quelques pistes de réflexion sur les causes de la grande débâcle européenne où nous a précipités un printemps pourri que nous sommes heureux de laisser derrière nous.
1) Malgré les différences de situations et de dimensions, les votes français et hollandais sont assez proches. Ils se sont faits contre les partis et les castes dirigeantes en emportant des pans entiers de la gauche et de la droite. Ils sont la preuve d’une décomposition accélérée du tissu social traditionnel. Ils marquent l’émergence au premier plan de nouveaux comportements politiques qui n’obéissent plus à des réflexes de classe ou à des choix partidaires. Ils sont l’expression d’électeurs chez lesquels l’individu prend le pas sur le citoyen.
2) C’est l’avènement d’une nouvelle forme de démocratie (postmoderne?) où, en raison des acquis engrangés par les générations précédentes, les gens ont une perception de leurs droits beaucoup plus aiguë que celle de leurs devoirs. J’entends par acquis non seulement les assurances sociales (maladie, retraite…), mais la paix et la disparition quasi totale dans nos sociétés de la violence malgré le battage médiatique entretenu autour du terrorisme à des fins bassement opportunistes. La disparition du service militaire, autrefois le principal devoir obligatoire avec l’école a accéléré cette désagrégation de la citoyenneté dont on ne voit ce qui pourrait la remplacer.
3) Je trouve exemplaire de cette inversion de la hiérarchie des droits et devoirs, cette affaire genevoise où la mère d’un élève persiste à porter plainte contre une enseignante qui a balancé une claque au fiston après l’avoir surpris surfant sur un site porno. Et j’attends avec intérêt la position du juge qui, je l’espère, aura le courage au moins de classer la plainte sinon de se retourner contre cette mère qui semble favoriser la corruption de mineurs. Ces comportements permettent toutes les dérives sociales. Aux Pays-Bas, on l’a vu avec le pitoyable enthousiasme pseudo-politique déclenché par la mort de Pim Fortuyn, le clown souriant imbibé de racisme.
4) Cette nouvelle société est travaillée dans ses fondements (sans jeu de mots!) par une mutation générale de la sexualité, des comportements sexuels, qui, à ma connaissance (mais il faudrait que je consacre un peu de temps à étudier ce qu’apportent de nouveau les études de genre), n’ont pas encore été suffisamment analysés.
Dans la civilisation occidentale, cette mutation remet en cause un bon demi-millénaire de vie sexuelle normalisée par Luther et Calvin puis acceptée par l’Eglise catholique.
C’est une civilisation où il était admis que les gens faisaient l’amour, pas du sexe. Ce «faire du sexe» n’a pas encore eu ses Freud, ses Jung, ses Reich. Il n’a pas encore généré la norme sociale qui permettra son avènement politique, la création de repères permettant aux gens (je n’ose plus dire «citoyens»!) de s’y retrouver. Et de coller une claque à la mère dont je parlais ci-dessus.
5) Mais cette mutation profonde des comportements sociaux et le désarroi politique qu’elle entraîne n’est pas encore assez puissante pour gommer es scories du passé. Probablement parce que le racisme qui se porte si bien dans nos sociétés dites évoluées est beaucoup plus porteur d’agressivité nationaliste que les référents culturels chers aux philosophes allemands de la fin du XVIIIe siècle, Herder en tête. Vous me direz qu’à l’époque les sociétés étaient moins mélangées. C’est vrai.
6) Le nationalisme d’aujourd’hui fleure bon le racisme, mais aussi la richesse. Par leur vote, les Français et les Hollandais ont clairement voulu affirmer la primauté de leur porte-monnaie: pas question de partager notre pognon avec des manants venus de l’Est. Qu’ils restent dans leurs steppes et leurs marais et qu’ils mangent leur choux!
Un des grands arguments de la campagne référendaire au Pays-Bas porta sur leur contribution à l’UE ressentie comme exagérée. Ils s’estimaient floués de 1,5 milliard d’euros, soit quelque chose comme le 0,3% de leur PIB. La ruine! Une vraie catastrophe!
Ce comportement est exactement symétrique, il faut le rappeler même si cela fait grincer des dents, à celui de la Slovénie qui déclencha la crise yougoslave avec son lot de guerres, de morts et de calamités, parce qu’elle ne voulait plus payer pour ces cul-terreux de Bosniaques ou de Kossovars.
Ce comportement exprime parfaitement – comme le refus suisse et norvégien d’entrer dans l’UE – ce que l’on appelle l’égoïsme national. Cet égoïsme a ravagé le continent au XXe siècle. Il est de nouveau actif et dangereux. Où est le vaccin? En tout cas pas chez Tony Blair.
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Dans «Aux sources de l’esprit suisse», son dernier livre, Gérard Delaloye raconte l’évolution de la notion d’helvétisme, de Rousseau à Blocher.
