KAPITAL

Comment Swissquote a triomphé

La banque en ligne lancée en 1997 a survécu à l’éclatement de la bulle internet. Mieux, cette petite PME est devenue numéro un de son secteur, devant Credit Suisse, UBS et les autres.

L’emplacement semble incongru pour une banque: une improbable zone industrielle à Gland, ce n’est pas exactement la Bahnofstrasse zurichoise. L’accueil n’a pas grand chose à voir non plus: le personnel est en jeans et, en ce jour ensoleillé, le patron de Swissquote, Marc Bürki, reçoit en chemise jaune vif à manche courte sans parler des petites pieuvres sur la cravate. Pas grand chose à voir avec l’élégance discrète et protestante des banques privées.

Bienvenue dans la première banque online du pays des banques. «Nous sommes le low-cost de la finance, ce qu’EasyJet représente pour l’aviation, résume Marc Bürki. Nous sommes un «discounter»: pas de chichis, pas de guichets, mais des services faciles à utiliser, performants et disponibles à toute heure pour des commissions beaucoup moins élevées que ceux des établissements classiques.»

Cette formule a fait le succès de la plate-forme, au point que même les financiers des banques concurrentes utilisent Swissquote. «Depuis mon poste de travail, j’ai accès à tous les outils des professionnels de la finance à des conditions préférentielles, mais pour mes investissements privés, j’utilise Swissquote, avoue Peter K., gestionnaire de fortune à l’UBS. En Suisse, c’est devenu la référence: la plate-forme la plus simple et performante à utiliser, et surtout la moins chère.»

Aujourd’hui, Swissquote compte plus de 42’000 clients. Elle a achevé au printemps son 17ème trimestre consécutif de croissance, avec un chiffre d’affaire de plus de 10 millions de francs et 2,5 millions de bénéfices. Des chiffres prometteurs, puisque sur l’ensemble de 2004, la première banque online de Suisse a réalisé 34,3 millions de chiffre d’affaires, pour un bénéfice de 6,2 millions.

La banque est un logiciel.

«Dans une banque, le client ne sait jamais trop pourquoi il paie, constate Marc Bürki. En clarifiant les commissions, et en baissant les pourcentages, nous avons ajouté beaucoup de transparence dans ce secteur.» La concurrence n’est ainsi pas venue de la part de banquiers: «Aucun des fondateurs de Swissquote n’a de formation financière. Et nous n’employons que deux banquiers. Je partage la constatation que Bill Gates a faite un jour: “Banking is just another piece of software”.»

De fait, Swissquote transforme l’usager en banquier: le site donne accès à des programmes d’analyse et des indicateurs en temps réel. «Nous ajoutons sans cesse de nouveaux outils, afin de faciliter l’accès à la bourse, poursuit le fondateur. Une étude récente dit qu’environ 1 million de Suisses investissent en bourse. Une proportion d’environ 40% s’intéresse à notre approche sans intermédiaire. Il nous semble raisonnable de viser la moitié de ceux-ci, soit 200’000 clients à moyen terme.» Pour y parvenir, Swissquote ne cesse de simplifier son interface et d’ajouter des niveaux d’assistance, afin d’aider les novices.

Réussir sur un marché aussi compétitif, dans un pays réputé pour sa tradition bancaire, n’a pas été sans mal pour la petite entreprise. «En plein essor de la nouvelle économie, des banques comme Credit-Suisse ou Vontobel investissaient des millions pour lancer des plate-forme concurrentes à la nôtre, se souvient Marc Bürki. En fait, je pense qu’ils étaient trop riches. Avec nos moyens limités, nous avons su conserver une structure de low-cost. A cause de leurs millions, les géants ont créé des structures trop lourdes, trop complexes, et donc trop chères.»

On assiste ainsi à des débâcles historiques comme Y-O-U, un projet de banque privée en-ligne avorté en 2001 dans lequel Vontobel a volatilisé 250 millions de francs. Durant la même période, le Credit-Suisse lance Youtrade, une plate-forme financière online. Des dizaines de millions de francs sont investis pour en faire le numéro un de la banque en ligne suisse. Monstrueusement déficitaire, Youtrade, alors leader du marché avec 20’000 clients, est fermé au début 2003. «L’équipe online venait concurrencer l’activité traditionnelle de la banque, se souvient un ancien cadre de Youtrade. Cette bataille interne est extrêmement néfaste car elle génère des luttes de pouvoir à l’intérieur de l’entreprise, ce qui freine le développement. L’autre problème, c’est cette vision «tout en grand» des grosses entreprises: surdimensionnée dès le départ, la structure Youtrade coûtait beaucoup trop cher.»

A l’inverse, l’évolution de Swissquote a été lente et progressive. Durant les années ou les grandes banquent engloutissent des dizaines de millions dans leur plate-forme en ligne, les dépenses annuelles de Swissquote n’excèdent pas 3 millions de francs.

L’aventure Swissquote commence bien avant l’arrivée de la nouvelle économie, en 1990. Paolo Buzzi, Iller Rizzo et Marc Bürki, qui sortent de l’EPFL, créent Marvel Communications, qui développe des logiciels de visualisation financière pour les banques. Ils présentent leur projet autour d’eux et rencontrent alors le physicien Jean Pfau, ancien patron de Charmilles Technologie. «Cette sorte de «Professeur Tournesol» suisse a été séduit par notre projet et avait envie de nous aider, se souvient Marc Bürki. Il nous a servi de business angel en investissant 100’000 francs dans notre entreprise. Comme il nous fallait 250’000 pour démarrer, nous sommes allés au guichet de la BCV de Nyon qui nous a très gentiment prêté ce qui manquait.» Le logiciel de Marvel Communications est rapidement mis sur le marché. Il permet aux banquiers de consulter les transactions de la corbeille et l’évolution des cours depuis leur PC.

Mais, en 1994, la bourse devient électronique et Telekurs décide logiquement de commercialiser elle-même le logiciel de transmission pour ses cours, menaçant le principal débouché de Marvel. «Nous n’avons pas dû réfléchir longtemps à notre réorientation, explique Marc Bürki. En 1996, nous sommes allés à l’InternetWorld de Boston, au milieu de tous les gros: Yahoo, Amazon, etc. On est revenu avec une pêche d’enfer et l’envie de développer quelque chose online.»

Marvel se lance dans la création de site web et vend rapidement son premier site Internet, www.vaudoise.ch, à la Vaudoise Assurance. Suivront Nespresso et Peugeot Suisse, notamment. Une «divergence de stratégie» au sein de la direction mène alors Iller Rizzo, l’un des trois associés, à quitter le navire. L’entreprise, qui emploie une quinzaine de personnes, continue son chemin et décroche alors un contrat historique avec le Comité international olympique. La réalisation de la plate-forme www.olympic.org va financer toute la croissance de la société. «Le CIO a joué le rôle de private equity, résume Marc Bürki. Grâce à ce client, nous n’avons pas eu besoin de chercher d’investisseur.»

C’est que le CIO souffre alors d’un déficit d’image et décide de doper massivement son département communication. Franklin Servan-Schreiber, le fils de Jean-Jacques, est engagé à la tête du département média. «On a tout de suite sympathisé, raconte Marc Bürki. Brillant, Franklin avait réalisé l’importance du Net dans la communication d’une telle entreprise globale. Le premier contact est établi un soir à 22 heures. Nous étions, comme lui, encore au travail. La discussion est partie sur l’avenir des interfaces homme-machine… Quelques semaines plus tard, il nous a annoncé qu’on avait obtenu le contrat pour la refonte des sites internet du CIO: 3,5 millions de dollars sur 3 ans.»

La décision est prise au feeling. «J’ai visité leurs locaux et j’ai été impressionné par leur salle des serveurs, dira Franklin Servan-Schreiber au magazine Bilan. Je suis moi-même ingénieur et j’ai vu que le câblage était nickel. Ca montre une rigueur digne de vrais ingénieurs, ça inspire confiance. J’ai apprécié aussi leur esprit débrouillard et leur facilité de communication.»

«De fait, à cette époque, 80% de la société travaille pour le CIO, se souvient le fondateur de Marvel. Mais il fallait réfléchir à la suite car le contrat était limité dans le temps.» En parallèle, Marvel développe le secteur financier et lance, en 1997, viagra levitra cialis price comparison, un site qui offre pour la première fois au grand public un accès gratuit en temps réel aux cours de tous les titres de la bourse suisse. «Nous n’avions pas de modèle économique clair pour cette activité à l’époque. Nous comptions sur les recettes publicitaires, comme tout le monde…»

Rapidement, les entrepreneurs réalisent le potentiel de la bourse en ligne. Ils ouvrent un bureau à Schwerzenbach près de Zurich et, s’inspirant de sites américains comme E*trade, ils lancent Swissquote Trade en 1998. Le nouveau site permet de placer des ordres en ligne dans une interface épurée et simple. Swissquote ponctionne des commissions sur les ordres, mais dont les montants sont beaucoup moins élevés que dans les établissements offline.

Pour pouvoir effectuer les transactions boursières de ses clients, Swissquote doit passer par une banque. Le groupe s’est donc associé à Rud Blass, une petite banque privée, filiale du groupe Zurich Financial Services. «Ce n’était pas évident de trouver un partenaire dans ce secteur car personne ne voulait travailler avec des frondeurs comme nous. On était content de trouver Rud Blass qui avait en plus le même système informatique que nous. On s’entendait bien avec eux, mais on a vite constaté un problème de rythme…»

C’est que, pour la banque privée, adapter l’infrastructure pour développer par exemple l’accès au marché américain (NYSE et NASDAQ) ne fait pas vraiment partie des priorités. «Il ne restait plus qu’à constater l’évidence: Swissquote devait devenir une banque. On a lu les directives de la commission fédérale des banques (CFB) et on a vu qu’il fallait au moins 10 millions de fonds propres pour obtenir une licence bancaire. On a décidé d’entrer en bourse pour lever l’argent.»

Une holding est créée. Elle chapeaute les trois sociétés du groupe: la création de site (Marvel Communications), l’information financière (Swissquote Info) et le courtage (Swissquote Trade). Un choix que Marc Bürki regrette partiellement aujourd’hui: «En préparant la mise en bourse de la holding, réalisée en 2000, on a vu que certains analystes avaient du mal à évaluer le potentiel d’activités aussi distinctes.» D’autant que le business de la création de site encaisse de plein fouet l’éclatement de la bulle internet. Plus tard, la société Marvel sera d’ailleurs vendue à ses cadres.

Fort de son introduction en bourse réussie, Swissquote lève les fonds nécessaires et obtient une licence bancaire. Swissquote Bank naît en 2000. L’ensemble du groupe emploie alors 80 personnes. Pendant ce temps, les concurrents souffrent et Swissquote récupère les clients délaissés: rachat de Consors (Suisse), une filiale de Paribas, puis intégration facilitée des portefeuilles de Redsafe (le cyberfiasco à 75 millions de SwissLife) et de Youtrade.

Une extension en France est envisagée, puis abandonnée. «Le marché français est bloqué par quelques groupes très puissants, raconte Marc Bürki. Nous avions fait une erreur d’analyse et nous avons perdu 3 millions de francs et beaucoup d’énergie dans ce projet français.»

Aujourd’hui, Swissquote emploie 110 personnes. Pour que son entreprise reste «low cost», Marc Bürki mène une guerre permanente: «Régulièrement, nous organisons des réunions où nous traquons tous les processus manuels. On identifie ceux que nous pouvons automatiser et à quel prix. L’ensemble de l’activité de Swissquote se résume dans un gigantesque flow-chart qui décrit chaque activité. Nous avons une approche scientifique afin d’optimiser sans cesse le fonctionnement de l’entreprise.»

Par exemple, Swissquote a conclu qu’il était inutile de proposer un service de trafic des paiements. «Ce serait coûteux à développer pour une faible marge donc nous laissons ça aux banques traditionnelles, explique le CEO. Nous restons la «deuxième banque» pour nos clients qui reçoivent leur salaire sur un compte classique et n’utilisent Swissquote que pour les placements. Nous proposons cependant des cartes de crédit puisque la plus grande partie de leurs avoirs est en dépôt chez nous.»
Aujourd’hui, même le «milieu» a finalement adoubé cette banque du troisième type: Swissquote est membre de l’Association suisse des banquiers depuis 2003. Une sorte de consécration.

Le CEO voit l’avenir avec sérénité. Pour la suite, Swissquote améliore sa plate-forme. L’entreprise développe des systèmes informatiques d’aide à la décision, pour familiariser une clientèle plus large à la bourse. Par ailleurs, des systèmes d’alertes automatiques sont mis en place pour faciliter le suivi des portefeuilles. «Le potentiel est énorme: seulement 2% des transactions de la bourse suisse sont effectuées par nos clients. Le trading online va croître car la génération Internet a pris l’habitude d’utiliser le télébanking. Elle privilégie l’efficacité plutôt qu’une relation formelle avec un banquier cravaté. Et les jeunes préfèrent le self-service plutôt qu’une banque qui taxe ses services de manière arbitraire. Ils exigent aussi davantage de transparence et de flexibilité.»

Marc Bürki adore raconter une anecdote véridique à ce sujet: un boursicoteur âgé de 27 ans – qui a réalisé sur Swissquote une plus-value de 800’000 francs grâce à des warrants – décide de mettre son argent dans une banque privée. «J’appartiens à une autre ligue», dit-t-il un peu hautain à Marc Bürki qui le contacte par téléphone. Quelques semaines plus tard, ce client revient: il avait essayé d’appeler sa banque à 21h30, mais personne ne lui a répondu. «Chez Swissquote, le service téléphonique répond en cinq langues jusqu’à 22h15, et pour ce client c’était tout à fait normal, sourit Marc Bürki. De telles exigences ne cesseront d’augmenter. Nous y répondons déjà, à un tarif très compétitif. C’est là notre force.»

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Chronologie

1990
Marc Bürki et Paolo Buzzi fondent Marvel Communications SA, société spécialisée dans les logiciels d’information financière.

1996
Marvel se diversifie dans la création de site internet et décroche son premier contrat dans ce créneau: www.vaudoise.ch pour la Vaudoise Assurance.

1997
Création de www.swissquote.ch
Le nouveau portail financier offre un accès gratuit et en temps réel aux cours de tous les titres négociés à la bourse suisse. Une première.

1998
Lancement de Swissquote Trade SA

1999
Swissquote Group Holding SA prend le contrôle de Marvel Communications SA (solutions web), Swissquote Info SA (portail financier) et Swissquote Trade SA (courtage en ligne)

2000
Introduction de Swissquote Group Holding SA en bourse
Création de Swissquote Bank.
La Commission fédérale des banques octroie la licence bancaire à Swissquote Bank.

2001
Lancement de Swissquote Bank avec accès en ligne à SWX, Virt-x, Nasdaq, NYSE et Amex
Fonds de placement en CHF, EUR et USD en ligne

2002
Rachat de Consors (Suisse) SA
Reprise des clients de Redsafe
Lancement du service payant «Swissquote Premium»
Swissquote Bank propose ses services non seulement en allemand, français et anglais, mais aussi en italien
Accès en ligne à une 6è bourse: Xetra
Vente de Marvel Communication à sa direction

2003
Premier exercice bénéficiaire
Intégration d’anciens clients de Youtrade, la plaate-forme du Credit Suisse
Swissquote reprend les clients de Skandia Bank Switzerland
Adhésion à l’Association suisse des banquiers

2004
Le nombre de clients dépasse 35’000.
Les avoirs en dépôt atteignent 1,8 milliards.

2005
Swissquote annonce un chiffre d’affaire de 10,1 millions et une croissance de 25% du nombre de clients et de la masse sous dépôt pour le premier trimestre.