En quinze ans, les Suisses ont presque doublé leur consommation d’eau minérale. Les restaurateurs en profitent, en augmentant constamment les prix, et leurs marges.
Plus besoin de Bourvil pour vanter les mérites de «l’eau ferrugineuse». «Médicalement mieux informés, les Suisses ont pris conscience des bénéfices de l’eau minérale. Ils savent par exemple qu’il faudrait boire entre 1,5 et 2 litres par jour», explique directeur d’Henniez, Nicolas Rouge.
L’évolution des habitudes de consommation a de quoi le satisfaire: avec près de 900 millions de litres par an, les Suisses boivent deux fois plus d’eau minérale aujourd’hui qu’en 1990. «On constate que le marché des boissons sucrées stagne ou recule, tout comme la consommation d’alcool, tandis que celui des eaux minérales ne cesse de croître depuis quinze ans», se réjouit le patron d’Henniez.
Au total, le géant fribourgeois (qui distribue aussi les marques Cristalp et Vichy Célestins) a écoulé 136 millions de litres en 2004, ce qui représente une part de marché de 18%. «Il y avait eu un « effet canicule » sur les ventes en 2003, qui expliquait la progression exceptionnelle de 16% à 936 millions de litres pour l’ensemble du marché suisse cette année-là, poursuit Nicolas Rouge. Mais 2004, certes en léger recul par rapport à 2003, montre que la tendance générale à la hausse de la consommation continue.»
Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. L’utilisation du plastique PET a considérablement facilité la distribution, et dopé d’autant la consommation puisque l’on trouve beaucoup plus facilement de l’eau dans les kiosques ou les stations services aujourd’hui. La tendance s’observe d’ailleurs au niveau mondial, où les géants Nestlé Waters (San Pellegrino, Acqua Panna, Vittel, Contrex, Perrier et Aquarel) et Danone (Evian, Volvic) se disputent âprement la place de numéro 1.
Selon Pierre-Alessandro Heyd, directeur du marketing de Nestlé Waters Suisse, «la variété de l’offre joue aussi un rôle fondamental dans cette croissance du marché, avec l’arrivée de nouvelles marques, de nouveaux goûts et de nouveaux formats.»
On aurait pu s’imaginer que ce développement de la concurrence allait faire chuter les prix. L’effet n’a été que marginal. Et globalement, les clients des supermarchés déboursent toujours autant pour leur eau minérale.
Dans les restaurants, le prix de l’eau a même tendance à grimper en flèche. «Les prix augmentent car les restaurateurs prennent des marges confortables sur l’eau. Parce qu’ils ne gagnent presque rien avec les menus», explique Daniel Signer, directeur marketing d’Evian-Volvic Suisse. Rappelons qu’à Zürich, les restaurateurs envisagent de facturer la carafe d’eau du robinet servie sur les tables. «L’augmentation des prix est la même que dans d’autres secteurs de l’économie, se défend Laurent Terlinchamp, président de la Société des Cafetiers. Les restaurateurs sont contraints à cette augmentation pour survivre. Cela dit, je ne pense pas que la pratique zurichoise va s’installer en Suisse romande.»
Ce contexte très concurrentiel incite les marques à affilier le plus grand nombre d’établissements. Pour conserver sa mainmise sur le marché, Henniez se bat avec un réseau de 40 représentants, effectuant 80’000 visites par année dans la gastronomie.
Résultat: 60% des restaurants en Suisse romande et 30% en Suisse alémanique proposent Henniez sur leur menu de boisson. Avec plus ou moins de gaz et des bouteilles de différentes couleurs. «Nous consacrons un effort particulier au packaging et au design, en particulier pour les nouvelles bouteilles marquant les 100 ans de la marque», précise Nicolas Rouge.
Eaux exotiques
C’est précisément grâce à leur packaging et à leur prestige que les marques exotiques ont attiré de nombreux restaurateurs. Car en parallèle du marché de l’eau minérale de proximité s’est développée cette niche de luxe qui permet aux établissements d’augmenter les prix et les marges. On trouve de plus en plus d’eaux exotiques dans les restaurants et les bars branchés.
Une mode introduite en 1995 par le «water bar» de la boutique Colette à Paris et qui se développe dans de nombreuses villes occidentales. Ainsi Vital’eau, à La Chaux-de-Fonds, première et unique boutique d’eaux de boisson en Suisse, compte 30’000 bouteilles en stock pour plus de 200 marques différentes provenant des quatre coins de la planète. Le distributeur propose notamment la Ty Nant du Pays de Galle, la Hildon anglaise ou la Ramlösa de Suède. La plus chère est vendue 12 francs la bouteille au magasin. Le fondateur, José Barroca, avait approvisionné le bar à eaux du Nuage d’Expo.02 à Yverdons-les-Bains. Il livre aujourd’hui ses eaux à travers toute la Suisse.
L’entrepreneur vise deux marchés: les lieux branchés et les établissements haut de gamme. Sa clientèle est composée essentiellement de restaurateurs, de tenanciers de bars, de gérants de spas, d’hôtels ou de propriétaires de centres wellness. Prônant la consommation de l’eau, «un bien nécessaire à l’être humain», il souhaite qu’au moment de composer son repas, on prête la même attention au choix des eaux qu’à celui des vins.
L’habillage faisant partie du prestige, les bouteilles de ces eaux luxueuses rivalisent d’originalité et d’élégance pour attirer le regard. Certaines marques font appel à des designers réputés, tels Mario Botta (Valser), Philippe Stark (la Saint-Georges corse) ou Neil Kraft, le designer de Calvin Klein, qui a créé pour la marque norvégienne Voss une bouteille devenue célèbre, semblable à un flacon de parfum.
«Nous avons commencé à vendre des eaux haut de gamme il y a environ un an et demi, explique David Grange du Chat Botté, le restaurant de l’hôtel Beau Rivage à Genève. Auparavant nous ne proposions que les eaux classiques. Nous avons ainsi voulu nous démarquer de ce qui se faisait dans l’hôtellerie de luxe en proposant à notre clientèle une carte des eaux. C’est un marché dans lequel la demande est en forte expansion.» Au Beau Rivage, on trouve par exemple la Hildon, à 9 francs la bouteille de 33 cl, ou la Chateldon, une eau d’Auvergne (qui fût la préférée de Louis XIV) à 9 francs les 50 cl. La Ty Nant ou la Selters d’Allemagne, achetées près de 3 francs pièce à Vital’eau, sont vendues 15 francs les 75 cl…
Au Café des Bains, à Genève, on trouve la Hildon à 5 francs la bouteille de 33 cl et 8,5 francs les 75 cl. «Il y a cinq ans, ces eaux étaient introuvables à Genève, alors qu’à Zürich ou à Londres des bars à eaux existaient déjà, dit la propriétaire Caroline Vogelsang. Je trouvais monotone de revenir toujours à l’Henniez ou à la San Pellegrino. J’ai voulu me différencier et proposer quelque chose de nouveau et de joli sans être trop sophistiqué pour autant.»
Au Scandale, autre bar branché de Genève, le gérant, Sébastien Bertossa, s’est inspiré des bars à eau en proposant une sélection de marques exotiques. Il remarque cependant que les prix de vente élevés (jusqu’à 15 francs la bouteille) constituent parfois une barrière auprès de la clientèle jeune. «Si je prenais les mêmes marges qu’avec le Coca-Cola, les prix seraient bien trop élevés et j’aurais beaucoup de difficultés à épuiser mes stocks.» Sébastien Bertossa donne l’exemple de la Ramlösa qu’il achète 2 francs la bouteille d’un litre à Vital’eau pour la vendre ensuite 8 francs.
Les eaux minérales doivent remplir des critères très stricts pour garantir leur appellation et leur qualité: une minéralisation constante, une température et un débit constants ainsi qu’une qualité bactériologique irréprochable. Mais surtout elles doivent être embouteillées à la source. Le transport doit donc se faire en bouteille, ce qui pose des questions écologiques. L’utilisation d’emballages de grandes dimensions (containers, wagons-citernes) est interdit. L’usine d’Evian, la plus grande du monde, embouteille 5 millions d’unités par jour, qui voyagent ensuite dans le monde entier, en majorité par la route.
Chez Henniez, seul 15% du transport se fait par le rail. Pour Vincent Rossi, coordinateur des Jeunes Verts Vaudois, l’argument écologique devrait être utilisé par les producteurs suisses comme argument de vente: «les eaux minérales importées sont parfois moins chères, grâce à des coûts de production meilleur marché, mais elles doivent être transportées sur de plus longues distances que les eaux directement embouteillées en Suisse. Boire une eau de proximité est un choix écologique.»
