Pour comprendre le drame du Timor, il faut placer cette moitié d’île dans son contexte géographique et historique. Retour accéléré sur six siècles d’histoire.
Je ne suis jamais allé en Indonésie. Mais je m’y suis intéressé à l’occasion, quand l’actualité l’exigeait. Ce fut le cas lors du coup d’Etat militaire de 1965 qui provoqua la chute du leader nationaliste de gauche Sukarno et coûta la vie à un million de personnes, assassinées parce qu’elles étaient communistes. Le PKI (Parti communiste indonésien) était alors le troisième PC en ordre d’importance après celui des Chinois et des Soviétiques. Il était pro-chinois et nationaliste et fut exterminé en quelques semaines.
Je pris alors la mesure de la violence qui pouvait tout à coup surgir dans ce vaste archipel qui, sur 13’000 îles et 2 millions de km2, réunit 200 millions d’individus de langues et de cultures diverses. Depuis quelques mois, voire deux ou trois ans, cet immense conglomérat humain est travaillé par des forces centrifuges dont le Timor oriental n’est que la pointe la plus apparente.
J’ai peut-être tort de le dire au moment où Dili est à feu et à sang, mais la question de l’indépendance du Timor oriental me reste en travers de la gorge. Je compte parmi ceux qui trouvent scandaleux que chaque îlot du Pacifique ou des Caraïbes peuplé de quelques milliers d’individus ait sa place à l’ONU et serve de paradis fiscal et pénal pour tout ce que le monde a pu sécréter comme pourris, truands ou mafieux de haut vol.
Le Timor oriental avec ses 15000 km2 et ses 800’000 habitants (chiffre probablement forcé, ils étaient 500’000 en 1980 et depuis, l’émigration n’a pas cessé en raison de la répression indonésienne) n’est qu’un confetti par rapport à l’Indonésie. Or personne ne peut décemment contester le fait que ce confetti se trouve dans l’espace indonésien. Pas au centre certes, mais dans l’espace tout de même. Ne serait-ce que parce que le reste de l’île est indonésien depuis la création de cet Etat en 1946. On dira: mais ils sont catholiques. Et alors? Les autres sont protestants, seraient-ils moins bons chrétiens?
Un peu d’histoire devrait éclairer notre lanterne. L’archipel indonésien (fréquenté par la marchands arabes à cause des épices) a connu une première unification avec l’irruption de l’islam au XIVe siècle. Très rapidement, il s’impose un peu partout, sauf à Bali qui reste bouddhiste. Au XVIe siècle arrivent les Européens, toujours attirés par les épices. En tête, les Portugais qui, après une période faste, doivent se retirer face à la pression des Hollandais et des Anglais. Lisbonne garde un modeste pied-à-terre au Timor Oriental, Amsterdam rafle l’essentiel de la mise et Londres s’empare du Nord (Malaisie, Brunei).
Dans ces colonies, les Anglo-saxons comme les Hollandais se contentent en règle générale d’ériger des comptoirs commerciaux et de contrôler la politique par le truchement de potentats locaux. Les Portugais pratiquent la colonisation de peuplement, fraient si bien avec les indigènes que partout où ils passent, ils créent une classe intermédiaire de métis et envoient des armées de curés pour convertir et contrôler les bonnes mœurs.
Ce système a révélé toute sa perversité au moment de la décolonisation. Quand les Hollandais se sont retirés de Djakarta en 1946, les Indonésiens ont pris leur avenir en main. Mais en 1975, quand les Portugais ont décolonisé, leurs colonies ont implosé: le Mozambique, par exemple, connut une longue et atroce période de guerre civile. En Angola, la guerre ravage toujours le pays dans l’indifférence générale.
Au Timor, quand Suharto décide de faire rentrer cette moitié d’île dans le giron de l’Indonésie, suivant une logique nationale qui correspond à la mentalité dominante de l’époque (et aux intérêts américains de la guerre froide), cela provoque une rébellion locale et une vague de protestation de l’extrême gauche mondiale. Pourquoi? Parce qu’un groupe gauchiste (le FRETILIN), soutenu par les curés convertisseurs subitement passés du salazarisme à la révolution mondiale, avaient décidé selon la mode dominante sur les campus américano-européen («small is beautiful») que Timor serait indépendant ou ne serait pas.
Vingt-cinq ans ont passé, leurs cheveux ont blanchi et leur programme est en voie de réalisation: Timor ne sera pas.
Mon raisonnement peut surprendre, mais je sais de quoi je parle: quelques jours après la révolution des œillets du 25 avril 1974, je faisais comme quelques centaines d’autres gauchistes européens du tourisme révolutionnaire à Lisbonne. J’y ai rencontré des communistes stalinisant, des trotskistes trotskisant, des maoistes maoisant et des soldats, des capitaines, des colonels marchant au pas devant des drapeaux rouges, œillets réglementaires à la boutonnière. Le salmigondis habituel entre un marxisme de sacristie complètement fossilisé et un nationalisme vivace, robuste, triomphant. Le désastre. Cela m’a définitivement dessillé les yeux.
Au Portugal, ces gens furent rapidement balayés des allées du pouvoir avant d’y revenir, mais sous une autre étiquette, rasés de près et cravatés (il y en avait quelques exemplaires l’autre jour à Genève, dans la suite du président). Mais dans les colonies? Partout où ils ont pris le pouvoir, ce fut l’horreur. Au Timor oriental, si on leur a donné des prix Nobel, c’est qu’ils sont restés dans l’opposition.
Mais où se trouve donc le Timor occidental? A côté. Il fait partie d’une province indonésienne qui compte 3,5 millions d’habitants répartis sur 566 îles.
