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La question turque et l’entrée en scène de Carla Del Ponte

C’est toujours dans les moments de crise, quand la tragédie, tel un fleuve en crue, menace de tout emporter que le comique apparaît pour donner un répit aux protagonistes, leur laisser la possibilité de souffler, voire de réfléchir, avant de passer à l’acte suivant.

Il en est peut-être ainsi depuis toujours, mais en Europe cette manière de faire est codifiée depuis deux millénaires et demi, quand elle a fait la grandeur du théâtre grec. Que l’amorce d’une négociation de l’Union européenne avec la Turquie se fasse à la manière du théâtre grec est en effet du plus haut comique. Et comme au théâtre, on rit ou sourit, parce que, justement, on sait que «c’est pas pour de vrai» comme disent les enfants.

Il faut reconnaître que le spectacle présenté dimanche et lundi derniers par le gratin de la diplomatie européenne fut de haute tenue. Et l’heureux dénouement apporté par notre dame de béton (solide, mais friable, le béton!) tessinoise, Carla Del Ponte surprenant.

Plus forte encore que les ingénieurs stambouliotes, c’est elle, la bien nommée, qui vient de jeter un pont entre l’Europe et l’Asie. Sans craindre ni de se contredire ni de sombrer dans le ridicule: il y a quelques jours encore, Madame Del Ponte menaçait non seulement la Croatie mais aussi le Vatican de ses foudres parce que quelques pères franciscains un peu fascistes donneraient asile au moins recherché des criminels de guerre ex-yougoslave, l’ex-légionnaire Ante Gotovina.

Interrogée par l’AFP sur cette contorsion bizarre, la procureure du TPIY répond suavement: «Je peux dire que depuis maintenant quelques semaines, la Croatie coopère pleinement avec nous et fait tout ce qu’elle peut pour localiser et arrêter Ante Gotovina. Si la Croatie continue à travailler avec la même détermination et la même intensité, j’ai confiance que le général Gotovina pourra bientôt être transféré à la Haye». On attend.

On attend, mais en réalité, c’est sans grande importance. Comme Karadzic, Gotovina finira un jour ou l’autre devant un tribunal. Que les gouvernements croates, serbes ou bosniaques soient contraints de passer sous les fourches caudines du tribunal prétendument international de La Haye n’enlèvera pas un iota aux passions nationalistes de leurs administrés. Ils seront un peu plus outrés de l’injustice qui leur est imposée sur demande des Etats-Unis, cet Etat surpuissant qui refuse de reconnaître le TPIY pour ne pas y comparaître lui-même en raison de ses propres crimes de guerre.

Ce comique de situation étasunien nous amène directement à celui créé par son petit protégé, la Turquie. Par un coup de baguette magique, Washington voudrait (avec le précieux appui de Londres) transporter l’Asie mineure en Europe.

Démarche insensée? Pas vraiment. Les Américains ont déjà fait plus fort naguère en transportant cette Asie mineure dans l’Atlantique Nord par le truchement de l’OTAN. Remarquez que les dirigeants sportifs qui font jouer Israël avec l’Europe dans les compétitions internationales ne manquent pas non plus d’imagination.

Ces anomalies ne doivent rien au hasard, elles ne sont que les séquelles de la mentalité coloniale qui, il y a fort longtemps, lança l’Europe à la conquête du monde. «Tempi passati!» Nous n’en sommes plus là: c’est désormais l’Europe qui est une proie.

Saura-t-elle, cette Europe, échapper aux serres de l’aigle américain? Rien n’est moins sûr.

Même si dans un ultime sursaut — la peur de l’islam aidant — la Turquie n’entrera pas dans l’Union, la partie semble jouée: le vieux continent n’a plus les ressources politiques et morales pour affirmer son autonomie.

En privilégiant au départ l’intégration économique pour éviter les écueils politiques, Jean Monnet espérait restructurer l’Europe pour lui donner les moyens de parler aux Etats-Unis sur un plan d’égalité. Nous en sommes loin, très loin. Et malgré les apparences, le déclin accéléré de l’Empire américain n’arrangera pas les choses, car demain, nous serons tout aussi démunis face à la Chine.

En fait, pour lire le destin de l’Union européenne, il suffit de jeter un coup d’œil sur l’évolution du fédéralisme suisse au XIXe siècle. En 1848, les radicaux avaient frappé un grand coup en choisissant l’option fédéraliste au détriment de l’alliance confédérale. Mais très vite, la dynamique s’est brisée sur les pesanteurs — inévitables — de la quotidienneté politique.

Les réformes dès lors se firent très difficiles. Il fallut attendre un quart de siècle une modeste révision constitutionnelle. Puis, plus rien de sérieux, sauf les indispensables adéquations à l’évolution de la société.

Or l’Europe d’aujourd’hui en est toujours à l’alliance confédérale…