Le chroniqueur glocal de Largeur.com présente les ouvrages qui ont retenu son attention sur les rayons de La Libraire et qui, en cette fin d’année, l’ont mené de la Chine jusqu’à Bienne.
«Bien trop de livres?», s’interrogeait Geneviève Grimm-Gobat sur cet écran, en faisant miroiter un sombre avenir d’engorgement bibliophile ou bibliophage général.
C’est bien sûr la question que chacun peut se poser en voyant l’avalanche de publications qui se déverse sur l’étal des bibliothécaires à des moments choisis de l’année.
L’abondance, heureusement, ne limite pas la liberté de choix de chacun. Pour ma part, après avoir lu divers compte-rendus, je finis toujours par me rendre dans ma librairie préférée qui s’appelle fort prosaïquement La Librairie (au centre de Morges, canton de Vaud, à deux pas de la Coop) pour humer les livres repérés dans la presse.
Mon premier achat en cet automne radieux m’a reporté une bonne quarantaine d’années en arrière, à l’époque où, avant la vague soixante-huitarde, la révolution culturelle chinoise intriguait le monde en divisant la gauche. Sans être d’obédience maoïste (j’inclinais plutôt pour le vieux Léon Davidovitch Bronstein), j’ai cru trop longtemps que le concept de révolution continue développé par Mao était cousin de celui que Trotski avait baptisé du doux nom de révolution permanente.
Erreur grossière et mortelle pour des millions de Chinois comme nous l’apprit quelques années plus tard Simon Leys dans son décapant «Les habits neufs du président Mao».
Je me laissai donc tenter par la biographie de Mao Tsé-Toung de Philip Short qui, loin de rester fidèle à son nom, a fait franchement long, 680 pages dans la version française. Or, cette version ne comporte que les deux tiers de l’original en anglais.
Même rapetissée, la bio du grand homme reste indigeste. Trop de détails. C’est le genre de bouquin à emporter aux sports d’hiver en espérant une semaine de blizzard qui vous empêche de mettre le nez dehors. Ou au bord d’une mer ensoleillée infestée de méduses.
J’en étais à l’arrivée des représentants du Komintern en Chine (soit en termes romanesques aux prémices des romans de Malraux) quand le «Dictionnaire égoïste de la littérature française» de Charles Dantzig passa soudain de La Librairie à ma table de chevet.
Encore un pavé! Mais dégoulinant avec bonheur d’esprit français, de littérature française, de mots français, de tout ce qui fait la quintessence de notre culture sans que nous ayons, nous qui pouvons être vieille France sans être français, à nous coltiner avec les pesanteurs françaises (passé colonial, banlieues invivables, chiraqueries…).
J’avais lu quelque part qu’il ne fallait pas craindre de lire ce dictionnaire comme n’importe quel bouquin, de A à Z. Je le fis avec d’autant plus de plaisir que les premières pages sont truffées de formules dont la démagogie n’entame que peu leur vérité. Ainsi à propos de Proust :
- «Et tel, un jour, après avoir été aussi lu, relu et adoré que «L’Astrée», «A la recherche du temps perdu» s’éteindra comme «L’Astrée», gros lustre relégué au fond d’une cave, qui ne sera plus visité que par les vingtiémistes dans les universités, comme «L’Astrée» ne l’est plus que par les dix-septiémistes.»
Ou des «Amers et grincheux»:
- «L’aigre est une variété de l’amer. Je pense à George Steiner, le professeur qui assure que «nous savons qu’il n’y aura plus de Dante, plus de Proust». Nous savons. Non seulement il n’y en aura plus, mais il n’y en a pas besoin, puisqu’ils ont existé. De nouveaux talents existent déjà, qu’il faudra du temps pour génialiser: un jour avant Proust, aucun Steiner n’aurait parié sur Proust.»
J’ai lu ce «Dictionnaire» avec plaisir. Comme il ne parle pas des auteurs vivants, j’ai ainsi fait une agréable révision de la littérature française d’hier et d’autrefois en pouffant aux exécutions sommaires et partiales («Breton, fils de gendarme, n’a pas trahi son hérédité») ou bâillant aux éloges saugrenus:
- «C’est peut-être en poésie que Valéry est le plus ce qu’il est, ou qu’il sait mieux nous le faire croire: un jouisseur de la mer, du soleil, des arbres aux feuilles qui bougent lentement…»
Valéry en jouisseur, voilà qui est jouissif!
Si Dantzig me plaît beaucoup, c’est, outre son esprit, son érudition, sa finesse, parce qu’il ne cache pas ses enthousiasmes. Egrenant son chapelet d’auteurs célèbres, il ne manque pas de signaler au passage les livres qu’il tient pour des chefs d’œuvre. J’en ai noté quelques-uns, cela compose une fort séduisante bibliothèque. Cela vous intéresse? Voici:
- Malraux, «Antimémoires»; Claudel: «Conversations dans le Loir-et-Cher»; Max Jacob: «Les Pénitents en maillots roses»; Maupassant: «Bel-Ami»; Emmanuel Berl: «La fin de la IIIe République»; Frédéric Berthet: «Simple journée d’été»; Henri de Régnier: «Carnets»; Montherlant: «Les Garçons»; Stendhal: «La Chartreuse de Parme»; Albert Cohen: «Belle du Seigneur»; Pa Kin: «Nuit glacée»; Benjamin Constant: «Adolphe»; Melchior Grimm: «Correspondance littéraire»; Léon Bloy: «L’exégèse des lieux communs»; A. Dumas: «Mes Mémoires»; Lampedusa: «Le Guépard»; Flaubert: «Madame Bovary»; R. Gary: «La nuit sera calme»; Gide: «Paludes»; Jean Genet: «Notre-Dame-des-Fleurs»…
En digne représentant du bel esprit, Charles Dantzig voue une admiration sans borne à Voltaire et dénigre Rousseau. C’est son point faible.
Pour aimer Rousseau, il faut un autre pli de l’âme, ce pli qui fait le charme d’un auteur comme W.G. Sebald que j’ai déjà eu l’occasion de présenter sur cet écran. Depuis sa tragique disparition un soir d’hiver il y a quatre ans, son éditeur français fait traduire une œuvre qui ne cesse de frapper par son caractère original, personnel, inégalable.
Avec ces «Séjours à la campagne», Sebald le promeneur se fait chroniqueur de quelques écrivains promeneurs dont la proximité lui est si forte qu’ils sont de la famille. Rousseau justement, un Rousseau saisi sur l’Ile Saint-Pierre à un moment difficile de son existence. Ou des écrivains de langue allemande que nous fréquentons moins, Edouard Mörike, le pasteur bavarois, ou Gottfried Keller, chancelier zurichois.
Mais aussi Robert Walser, l’étonnant poète biennois dont le succès posthume ne se dément pas: il y a quelques mois, les éditions Zoé nous donnaient «Seeland», aujourd’hui, c’est Gallimard qui publie des «Petits textes poétiques», qui arrivent tout frais dans les librairies, prêts à passer sous les sapins de Noël.
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Livres cités:
«Mao Tsé-Toung» de Philippe Short, traduit de l’anglais par Colette Lahary-Gautié, Editions Fayard, Paris, 2005, 680 pages.
«Les Habits Neufs du Président Mao», de Simon Leys, Ed. Champ-Libre, Paris, 1971, 310 pages.
«Dictionnaire égoïste de la littérature française», de Charles Dantzig, Ed. Grasset, Paris, 2005, 968 pages.
«Séjours à la campagne», de W. G. Sebald, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Ed. Actes Sud, Arles, 2005, 200 pages.
«Petits textes poétiques», de Robert Walser, traduit de l’allemand par Nicole Taubes, Gallimard, Paris, 2005, 178 pages.
