Une crise au gouvernement? Un épiphénomène, plutôt. Et les Merz, Deiss et Couchepin, ces libéraux prétendument défenseurs de la libre entreprise, courent à l’abîme sans comprendre la nature de la force qui les y attire.
«Du cœur et des tripes», tels sont les attributs dignes d’un président de la Confédération, selon Moritz Leuenberger, président élu pour l’an prochain (interview à la TSR, le 7 décembre 2005).
Pour que le doux Moritz, le diaphane patron du DETEC, le chantre ingénu du plan en damier se lance dans une invocation aussi martiale, il faut croire que l’heure est grave! L’est-elle vraiment?
A mon humble avis, elle ne l’est pas. Car, contrairement à une large majorité de mes confrères qui s’agitent dans un bocal confédéral portant le stempel CRISE, je n’arrive pas à prendre des gesticulations politicardes pour la manifestation d’une crise profonde.
Certes, depuis quelques semaines, l’ogre Blocher poursuit de ses assiduités l’espiègle Leuenberger, mais l’un et l’autre connaissent les limites du jeu. Leuenberger vient d’ailleurs d’être confortablement réélu à la présidence de la Confédération et son adversaire n’en attendait pas moins. L’un et l’autre savent compter.
En réalité Blocher ne fait que poursuivre l’objectif qu’il s’est fixé lors de son entrée en politique il y a une bonne quarantaine d’années: le combat antisocialiste. Et comme son fonds de commerce est la démagogie, il sait qu’à force de taper, il restera toujours une marque, de même que la calomnie jamais ne s’efface.
Les exemples surabondent. Mais un de ses derniers discours est très instructif. Il figure sur le site officiel de la Confédération et donc, pour parler comme un UDC de base, il est financé par vos et mes impôts.
Le chef de notre police fédérale (et accessoirement de l’injustice fédérale envers les étrangers) assiste à une réunion de son parti, précision qui ne figure nulle part. On mentionne simplement la «manifestation « Rencontre Nationale »». De qui? Mystère.
Il commence en annonçant «un petit tour d’horizon, après une année et onze mois passés au Conseil fédéral», mais parle de tout, sauf de police et d’injustice. Toujours à nos frais.
A la fin, sans craindre de ridiculiser la haute fonction à laquelle il a été élu, il entonne un chant de paysans vieux de trois ou quatre cents ans que nos mercenaires ont chanté dans toutes les casernes d’Europe pour faire croire qu’ils étaient sentimentaux alors qu’il s’agissait de faire oublier le cruel adage, «point d’argent, point de Suisse».
Tout le discours est à l’avenant. Construit en clé purement nationaliste, archéonationaliste même, sans aucune préoccupation pour la solution du problème très réel posé: le maintien d’une agriculture suisse. Et ce, devant une salle rassemblant le gratin d’un parti qui fut agrarien!
Mais j’ai analysé ailleurs et en détail les méthodes de Christoph Blocher. La prétendue crise qui minerait aujourd’hui le Conseil fédéral n’est qu’une application très concrète de sa démagogie. Le conseiller fédéral Blocher s’arrange pour torpiller une décision du Conseil auquel il appartient dans l’espoir de faire du tort au socialiste Leuenberger.
Pour lui, le prix à payer n’a pas d’importance. En cela, il agit non pas en paysan qu’il feint d’être, mais en milliardaire qu’il est réellement. Il s’en moque, car il sait pertinemment qu’une ou deux youtzes virilement enlevées effaceront le faux-semblant aux yeux du bon peuple.
En attendant, les médias tournent comme des mouches affolées autour d’un Chef d’autant plus pressé d’accomplir son destin national que les années passent, que l’AVS a frappé à sa porte depuis quelques semaines, que son corps de lutteur à la culotte s’affaisse, que ses épaules tombent. Les Chefs n’aiment pas vieillir. Mais les Chefs aiment qu’on parle d’eux. En cela il est comblé.
Ce n’est pas le cas de ses partenaires de droite dans la galère gouvernementale. Tous ces libéraux prétendument défenseurs de la libre entreprise, les Merz, Deiss, Couchepin, qui en quelques jours ont laissé couler Swisscom comme ils avaient regarder sombrer Swissair. Les nœuds de leurs cravates nous empêchent de voir qu’ils ont la gorge nouée. Par la peur des prochaines élections. Le centre mou s’effondre.
Et plutôt que de se recomposer dans l’urgence, de profiter de l’épouvantail Blocher pour constituer sur les débris de la démocratie-chrétienne et du radicalisme papet/rösti un parti démocratique capable de s’insérer entre la gauche et la droite, les derniers bonzes courent à l’abîme sans comprendre la nature de la force qui les y attire: l’attraction du vide engendrée par leur propre vide.
Cette crise-là n’est pas d’aujourd’hui, elle dure depuis une bonne trentaine d’années. L’apparition du blochérisme, les ruptures de collégialité, le manque de transparence sont des épiphénomènes que l’on peut certes traiter sectoriellement, mais pour entreprendre durablement les indispensables (et urgentes!) réformes, quelques emplâtres ne suffiront pas. Il faudra passer par cette recomposition du centre ou admettre la fin du consensus et la gestion bipartisane conflictuelle du pays.
