- Largeur.com - https://largeur.com -

Ma sélection de livres pour l’hiver, par Gérard Delaloye (2)

Comprendre la Suisse, comprendre le monde, pour savoir où nous posons les pieds. Deux livres publiés cet automne nous ouvrent de précieuses pistes à explorer sans avoir la prétention de tout résoudre.

Pour la Suisse, il s’agit d’«A tire d’ailes», un ouvrage regroupant les principaux articles écrits par Hans Ulrich Jost pour des revues spécialisées ou des colloques en général peu accessibles au grand public. Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lausanne, Jost vient de prendre sa retraite. Ce volume lui a été offert par ses anciens étudiants à la place des académiques «Mélanges en l’honneur de…» voulus par la tradition.

L’initiative est d’autant plus heureuse que, sans cela, la quasi totalité de ces textes aurait végété avec un taux de lecture proche de zéro dans les compactus de la section périodiques des grandes bibliothèques. Et que nous n’aurions pu suivre dans le détail l’évolution de la pensée d’un historien qui, en Suisse romande, fut le premier à considérer sa discipline comme un outil servant à expliquer la vie de tous les jours, une quotidienneté forcément marquée par sa dimension politique, par des conflits et des contradictions et non pas par une «neutralité» immanente et intangible tombée toute cuite dans les mains tendues des trois Suisses du Rütli.

Vers 1980, la venue de Jost à Lausanne provoqua un formidable scandale parce que les maîtres à penser du radicalisme institutionnel de l’époque (les Georges-André Chevallaz et autres Bertil Galland) n’arrivaient à concevoir l’histoire que comme asexuée, inodore, insipide, mais «nationale», vouée à célébrer les gloires du passé en gommant les aspérités qui permirent tout de même à ces gloires de se hisser aux premières places.

On voulut alors faire de Jost un marxiste, ce qu’il n’était pas. Mais il avait le tort de penser que l’économie pouvait avoir de l’influence sur la vie des gens. Il aggravait son cas en se voulant historien des idées et de la culture, en pensant que tel événement (la constitution de 1848, par exemple) est certes lié à l’issue de la guerre du Sonderbund, mais beaucoup plus encore à l’évolution des idées aux XVIIIe siècle.

Au fil des ans, Jost est devenu un fin spécialiste de l’étude des mécanismes qui ont fabriqué la Suisse dans laquelle nous vivons. Ils nous en a donné quelques synthèses dans son fameux chapitre «Menace et repliement» de la Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses (Payot, Lausanne, 1983). Ou dans son «Les Avant-gardes réactionnaires» (En bas, Lausanne, 1992). Ou encore dans son «Le salaire des neutres – Suisse 1938-1948)» (Denoël, Paris, 1999).

Les synthèses fixent le cadre général d’une période. Les articles, eux, nous permettent, en picorant de-ci de-là, de plonger dans la singularité d’un moment, d’un homme ou d’un événement. C’est ce qui les rend précieux. Un exemple: en analysant les conditions de la colonisation du Tessin par la Suisse alémanique, Jost nous permet aussi de comprendre la dérive actuelle de ce canton voué à jouer, contre sa nature, les «neinsager» tristounets et ronchons.

Pour comprendre le monde et suivre les hauts faits de la droite globalisée, il convient de se plonger dans un ouvrage d’un tout autre genre, la somme que publie Robert Fisk sous le titre aigre-doux, plutôt aigre que doux, de «La grande guerre pour la civilisation. L’Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005)». Ce journaliste britannique couvre le Moyen-Orient depuis 30 ans. Il a été envoyé spécial du Times pendant de longues années avant de passer à l’Independant pour lequel il travaille aujourd’hui. C’est le genre de correspondant de guerre qui ne s’en laisse pas conter par les services officiels et qui, lorsqu’on lui annonce tant de morts lors de tel accrochage, va à la morgue vérifier le nombre de cadavres. Or, depuis qu’il a commencé son travail à Beyrouth en 1975, des cadavres, il en a vu!

Son livre est le livre d’une vie, le genre de somme que l’on porte en soi pendant des années, puis qu’un beau jour on décide, vaille que vaille, de jeter sur le papier. C’est en plus un énorme pavé qu’il a dû mutiler de trois chapitres pour la traduction en français. J’en ai lu à ce jour un peu plus de 400 pages, douze chapitres sur vingt: je puis vous dire en toute connaissance de cause qu’il ne faut pas le rater.

Grand reporter habitué à couvrir des guerres, Fisk empoigne l’histoire comme s’il s’agissait pour lui de se rendre sur un champ de bataille et de compter les coups en cherchant qui a raison et qui a tort. Son fil conducteur est filial. Il a de toute évidence été marqué par la mort en 1992 d’un très vieux père avec lequel il n’entretenait pas de bonnes relations. Un père anglais, né à la fin du XIXe siècle, jeté dans le tourbillon de la Première Guerre mondiale encore adolescent, marqué à jamais par cette expérience traumatisante, léguant à son fils incompris une médaille portant l’inscription «La Grande Guerre pour la Civilisation».

Or le journaliste Fisk a travaillé dans deux régions du monde, le Moyen-Orient et les Balkans, qui ont toutes deux été triturées par les diplomates dans les congrès chargés d’organiser le nouvel ordre mondial au lendemain de l’armistice de 1918. Le passage de l’actualité moyen-orientale à ce passé fondateur forme la trame de son livre. Comme la construction est habile, le lecteur est maintenu en permanence sous tension.

En trente ans, trente années de paix en principe pour les habitants l’Europe et de l’Amérique du Nord, Fisk a suivi un nombre impressionnant de guerres soutenues en sous-main par cet Occident apparemment paisible: au Liban, en Iran, en Irak à trois reprises. Il se préoccupe par ailleurs du sort des minorités, remonte dans le temps jusqu’au génocide arménien, rejoint les mânes de son père sur les champs de bataille français où il combattit pour la «civilisation», regarde et estime les dégâts commis par cette même «civilisation» au Moyen-Orient.

S’il est intraitable sur les responsabilités occidentales, anglo-saxonnes (mais aussi françaises) en particulier, il n’idéalise pas pour autant les victimes musulmanes. Il ne fait en somme que prendre acte du fait que le centre de gravité violemment tourbillonnant du monde a glissé après la Deuxième Guerre mondiale vers les déserts orientaux. Et que, guerre après guerre, le désordre ne fait que s’amplifier.

——-
«A tire d’ailes», contributions de Hans Ulrich Jost à une histoire critique de la Suisse, Editions Antipodes, Lausanne, 2005, 612 pages.

«La grande guerre pour la civilisation. L’Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005)». Par Robert Fisk. Traduit de l’anglais. Editions La Découverte, Paris, 2005. 954 pages.