KAPITAL

Panique chez les cadres: les hiérarchies s’effondrent

Après avoir annoncé la fin de l’histoire et le triomphe du capitalisme, le philosophe américain Francis Fukuyama entrevoit la fin des rapports hiérarchiques au travail. Les managers ont raison de s’inquiéter.

Les chefs, sous-chefs, chefs de services et autres managers sont fascinés par la dernière théorie de Fukuyama. Fascinés et terrorisés. Ils y voient la fin de leur statut et de leurs privilèges, et ils ont sans doute raison.

Dans un article publié cet été dans le «Financial Times», et qui est tiré de son dernier livre: «The Great Disruption: Human Nature and the Reconstitution of Social Order» («Le Grand Bouleversement: la nature humaine et la reconstitution de l’ordre social»), le philosophe américain d’origine japonaise annonce brutalement la mort de la hiérarchie au travail.

Docteur en Science Politique, diplômé de Harvard, enseignant à la George Mason University en Virginie, Fukuyama avait déjà déclenché une puissante polémique en 1992 avec son livre «La Fin de l’histoire et le dernier homme». Il y proclamait notamment que le triomphe de la démocratie et du capitalisme marquaient la fin de l’évolution historique. Cette interprétation hégélienne de l’histoire mise au service du conservatisme américain avait fortement déplu, en France notamment.

Aujourd’hui, après la fin de l’histoire, voici donc la fin de la hiérarchie. Selon Fukuyama, les modes d’organisation du travail centralisés, bureaucratiques et autoritaires sont condamnés à la faillite, que ce soit dans l’entreprise ou dans l’État, parce qu’ils ne peuvent satisfaire la nécessité de circulation de l’information indispensable à l’ère informatique. Ils sont en train d’être remplacés par des formes d’organisation informelles, proches de l’autogestion.

Le philosophe part du constat que la croissance américaine occasionnée par le boom des technologies de l’information dans les années 1990 n’a été possible que grâce à une nouvelle forme d’organisation des rapports de travail, qu’il appelle «en réseau» ou «horizontale» («flat»). Les rapports de travail en réseau rendent caduque la traditionnelle vision tayloriste de l’entreprise, héritée de la révolution industrielle du XIXe siècle, qui est fondée sur la hiérarchie et sur une stricte division des tâches. Dans une entreprise traditionnelle, explique Fukuyama, le patron, surtout s’il est le fondateur, a tendance à vouloir tout contrôler et à traiter ses employés comme de simples exécutants. A mesure que la taille de l’entreprise s’accroît, cependant, ce type de management autoritaire s’avère trop rigide. Il devient nécessaire de déléguer le pouvoir à des experts qui sont plus proches des «sources locales d’information» (lesquelles sont en contact direct, par exemple, avec les clients, et qui connaissent leurs besoins concrets).

Le même type de processus se produit dans l’administrations de l’État. Un réseau, d’après Fukuyama, est un «relation morale fondée sur la confiance, dans laquelle un groupe d’individus partage des normes et des valeurs informelles au delà de ce qui est nécessaire pour effectuer des transactions commerciales.» Bref, une réseau, c’est tout simplement un groupe d’amis qui ont la même formation, le même travail et les même intérêts, sans forcément travailler au même endroit. Alors que dans une organisation hiérarchisée, le flux (ou la rétention) de l’information et des idées peut devenir rapidement l’enjeu d’une lutte interne pour le pouvoir, dans une organisation en réseau, on communique librement, par amitié, les données nécessaires à un fonctionnement optimal de l’entreprise.

Nul besoin d’être philosophe pour s’en apercevoir. Aujourd’hui plus que jamais, c’est le capital humain dans toute sa diversité qui assure l’efficacité de l’organisation. Exemple: pour résoudre un problème informatique, un employé peut avertir son supérieur, qui mettra en route une longue procédure; mais il peut aussi appeller un ami qui connaît la solution. Les réseaux naturels sont souvent beaucoup plus rapides que les hiérarchies.

«L’autorité ne disparaît pas dans une organisation en réseau ou horizontale; elle est intériorisée d’une manière qui permet de se diriger et de s’organiser soi-même.» On répliquera à Fukuyama qu’un tel rapport n’est vraiment possible qu’entre cadres ou techniciens travaillant de manière indépendante, et dont le niveau de compétences est tel qu’il ne craignent pas de perdre leur emploi. En un mot, des employés «hautement qualifiés qui manipulent des connaissances complexes, diffuses, tacites ou difficiles à communiquer» et «qui en savent plus sur leur boulot que ceux qui sont censés les diriger».

Il n’est dès lors pas étonnant que Fukuyama prenne comme illustration de son analyse le microcosme très particulier de Silicon Valley. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, nous dit-il, Silicon Valley n’est pas le théâtre d’une «compétition individualiste acharnée». Les quelques milliers de techniciens qui travaillent dans l’industrie de l’informatique et des semi-conducteurs sont souvent liés par une éducation commune. Ils se connaissent, ont parfois travaillé dans la même boîte, et sont influencés par les valeurs de la contre-culture californienne des années 1960 et 1970. Les fréquents changements d’emploi, les créations et disparitions incessantes d’entreprises favorisent les contacts et le développements des réseaux fukuyamiens. L’évolution technologique est tellement rapide qu’aucune société ne peut prétendre la maîtriser à elle seule; les transferts informels de technologies deviennent une nécessité vitale.

Silicon Valley tout entière fonctionne comme un pool technologique dans laquelle l’information et les idées circulent sans cesse entre une myriade de petites entreprises à haute valeur ajoutée. Ce qui explique le succès économique de cette région et, à l’inverse, l’échec de la technopole de la route 128 à Boston, ou celui des compagnies géantes japonaises, organisées selon les vieux schémas hiérarchiques et fermés. L’un des paradoxes de l’organisation en réseau, comme le souligne Fukuyama, est donc qu’en dépit de la globalisation et de l’extension des communications virtuelles sur Internet, la proximité géographique, le contact direct entre les acteurs et la petite taille des unités de travail restent des facteurs déterminants.