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La montée mondiale d’adrénaline

Quel grabuge! Chaque jour qui passe ajoute son lot de conséquences imprévisibles ou surprenantes au déchaînement de passions suscité par les caricatures danoises.

Ainsi, au moment où j’écris ces lignes (dimanche 5 février), des ambassades scandinaves sont incendiées au Liban et en Syrie, des représentations diplomatiques occidentales sont assiégées en divers autres endroits, des milliers et des milliers de manifestants continuent de se mobiliser dans les pays musulmans.

Mais aussi: Chirac condamne la publication de ces caricatures en rappelant que «la France, pays de laïcité, respecte toutes les religions et toutes les croyances», tout en réaffirmant que «le principe de la liberté d’expression constitue un des fondements de la République».

En Grande-Bretagne, le ministre des Affaires étrangères Jack Straw affirme que la publication des caricatures du prophète Mahomet dans la presse européenne est indélicate: «Je pense que la nouvelle publication de ces caricatures n’était pas nécessaire, qu’elle a été indélicate, manquant de respect et que c’est quelque chose de mal. Il y a la liberté de la presse, nous la respectons tous. Mais il n’y a pas d’obligation d’insulter ou d’être gratuitement incendiaire».

Aux Etats-Unis, le porte-parole du département d’Etat Justin Higgins, estime que «l’incitation à la haine religieuse et ethnique n’est pas acceptable» et que la publication des caricatures controversées constitue une incitation «pas acceptable» à la haine religieuse ou ethnique.

En France, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) a annoncé qu’elle allait porter plainte contre des journaux français qui ont publié les dessins. Le MRAP a décidé de faire de même.

Ici et là (à Paris, à Amman) des rédacteurs en chef ont perdu leur poste. Et des multinationales scandinaves boycottées par les musulmans commencent à chiffrer leurs pertes en dizaines de millions d’euros. Et, profitant selon toute vraisemblance de ces turbulences, le Yémen laisse s’échapper une escouade d’intégristes. Que dire, sinon «à la guerre comme à la guerre»?

Car toute l’affaire est marquée du sceau de «La grande guerre pour la civilisation» pour reprendre le titre de l’étonnant ouvrage que Robert Fisk vient de consacrer à la longue et sanglante conquête du Moyen Orient par l’Occident, en l’occurrence les Anglais et les Français relayés à partir de 1956 par les Etats-Unis.

La situation en effet évolue très vite. Si jeudi ou vendredi derniers, il était encore possible de cantonner le débat dans le cadre très académique de la défense de la liberté de la presse, aujourd’hui, cette perception des faits est dérisoire. L’action du journal danois en publiant les douze caricatures a, si j’en crois la chronologie des événements, été complètement dépassée par les événements. Alors qu’il s’agissait au départ de se solidariser (liberté d’expression!) avec un auteur privé d’illustrations, on se retrouve quatre mois plus tard avec un monde en effervescence.

Entre temps, les vrais islamistes — cette myriade de barbus militants plus que religieux, ces militants intégristes dont certains, hier encore, brandissaient Marx pour justifier le socialisme arabe seul rempart contre l’impérialisme — ont, telle d’ailleurs la vieille taupe chère à Marx, creusé leur trou avant de réapparaître à la lumière du jour après des mois de travail sous-terrain. En vouant les sacrilèges aux gémonies. En entraînant les masses sur les places, de Rabat à Djakarta. En semant la division chez l’ennemi. En contraignant la raison d’Etat (Bush, Chirac et tous les autres) à se heurter à la liberté d’expression, «pilier de nos démocraties».

Cette subite et mondiale montée d’adrénaline prouve qu’aucun de nos actes ne peut être anodin, car en état de guerre, tout peut être instrumentalisé par la partie adverse. Cela montre aussi que la neutralité n’est plus possible et que, pour le moment en tout cas, les duettistes infernaux Bush et Ben Laden ont gagné. Qui n’est pas avec l’un est avec l’autre. C’est assez dire que l’heure n’est plus aux nuances et que les dissidents des deux bords n’auront plus la tâche facile.

Pour s’en persuader, il suffit de reprendre le raisonnement au début: le journal danois avait-il raison de publier ces caricatures? Peut-on défendre la liberté d’expression en commettant ce qui aux yeux de beaucoup est un sacrilège? Comment juger de valeurs (par exemple: le sacrilège de la représentation de Mahomet) qui appartiennent à un autre système de valeurs que les nôtres? Quel est le rapport entre ces valeurs et les manifestations hystériques des masses musulmanes? Ces masses sont-elles hystériques ou seulement en colère? Etc., etc.

Si votre tête commence à enfler et l’imbroglio à vous faire peur, vous êtes prêt à tomber dans l’escarcelle du manichéisme planétaire. Celui justement de Bush et Ben Laden.