Les premiers effets de la démocratisation des études commencent à se faire sentir. Issus de milieux non universitaires, les nouveaux diplômés montent à l’assaut du pouvoir.
Les élites traditionnelles ont du souci à se faire. Car depuis que les études se sont démocratisées, il y a foule au sommet de l’échelle sociale. Une enquête publiée début 2006 par l’Office fédéral de la statistique (OFS) le confirme: 58% des étudiants universitaires sont issus de familles dont les parents n’ont aucune formation académique. Si l’on inclut les hautes écoles spécialisées, cette proportion monte à 64%.
Plus significatif encore: alors qu’en 1960, un enfant issu d’une famille universitaire avait 12 fois plus de chances de suivre des études supérieures, ce privilège n’augmente aujourd’hui plus que de 15% ses chances d’entrer en faculté, selon une étude du professeur genevois Yves Flückiger, directeur de l’Observatoire universitaire de l’emploi.
Les fils et filles de migrants sont les grands gagnants de cette démocratisation des études. Selon une enquête du Fonds national suisse (FNS), 22% des «secondos» espagnols ou italiens vont à l’Université, contre 14% des Suisses issus d’un milieu social comparable, souvent modeste.
«Les parents immigrés consacrent beaucoup d’efforts à l’éducation de leurs enfants, leur mobilité vers la Suisse contient déjà en soi un fort projet d’ascension sociale», détaille Claudio Bolzman, l’un des auteurs de l’étude. Fille d’immigrés espagnols, la municipale lausannoise Sylvia Zamora dit avoir «réalisé le but de toute une vie» pour ses parents en fréquentant l’Université (lire ci-dessous).
Mais que font tous ces enfants qui n’ont pas grandi dans un milieu cousu de fil d’or quand ils sortent de l’université? Ils vont gravir un à un les échelons menant vers les positions de pouvoir et devenir les nouveaux membres de l’élite, celle qui façonne le destin politique, économique et culturel de la Suisse.
C’est ce que Dominique Joye, directeur du Service suisse d’information et d’archivage de données pour les sciences sociales, appelle «l’effet d’ascenseur» des études. Confrontés à l’arrivée sur le marché du travail de ces nouveaux prétendants au trône, les élites en place se voient contraintes d’opérer «un élargissement de leur définition du « nous collectif”», note Claudio Bolzman.
Un chamboulement qui ne se fait pas sans douleur: on ne cède pas sa place au soleil si facilement. «Nous assistons à une sorte de division du travail entre membres de l’ancienne et de la nouvelle élite», relève Dominique Joye. Les premiers campent sur leurs positions, alors que les seconds investissent les domaines de la nouvelle économie, qui leur ouvrent les bras.
«La forte demande dans ce secteur pour du personnel très qualifié a accru les chances de ces nouveaux venus», selon Yves Flückiger. «Dans un environnement international de plus en plus concurrentiel, on engage simplement les personnes les plus compétentes, celles avec le maximum d’intelligence pratique, les autres critères tombent», explique Benoît Genecand, directeur de UBS Genève, lui-même issu d’un milieu modeste (lire ci-dessous ). On voit alors émerger une élite internationale, calquée sur le modèle méritocratique américain, qui se préoccupe peu de l’origine sociale de ses membres.
La politique s’est, elle aussi, ouverte à de nouveaux horizons. Alors que le parcours obligé d’un élu passait jusqu’à récemment par le quatuor «collège privé, faculté de droit, société d’étudiants, armée», le métier s’est aujourd’hui popularisé et féminisé. «Il n’y a qu’à regarder l’Exécutif lausannois, presque entièrement composé de « secondos »: Oscar Tosato, Silvia Zamora, Doris Cohen-Dumani», sourit Claudio Bolzman.
A contrario, les secteurs de l’économie qui ont un ancrage local plus marqué continuent de recruter au sein de l’ancienne élite. A l’image des banques privées de la place genevoise: «On y sent le poids de la tradition. On engage les personnes appartenant aux réseaux que l’on souhaite courtiser comme clientèle», fait remarquer Benoît Genecand. Les professions libérales (médecins, avocats) maintiennent, elles aussi, un fonctionnement de castes.
Mais cette habile séparation des tâches ne profite pas à tous. La démocratisation des études a aussi banalisé la valeur du diplôme et rejeté toute une catégorie d’universitaires vers des emplois subalternes. A fortiori en période de crise économique, lorsque la concurrence au sommet est la plus rude.
Le sociologue Walo Hutmacher, ex-directeur du Service de la recherche en éducation à l’Université de Genève, craint de voir apparaître un «prolétariat intellectuel», frustré par son incapacité à bénéficier de l’ascenseur social. Il cite le cas des enseignants, «mécontents car ils ont le sentiment que leur métier a perdu en prestige».
Claudio Bolzman évoque, lui, «des jeunes issus des migrations récentes, balkanique ou turque, qui ne profitent pas encore de la mobilité sociale», malgré leur diplôme universitaire.
L’émergence de cette élite «de seconde classe» se joue en amont, au moment du choix de la filière d’études. «L’establishment garde la mainmise sur les facultés les plus porteuses d’emplois», assure Dominique Joye.
En médecine et pharmacie, on trouve ainsi 54% de fils et filles d’universitaires, alors qu’en sciences humaines et sociales ils ne sont que 38%. Or, si 86% des étudiants en médecine et pharmacie ont trouvé un emploi six mois après leur sortie de l’université, seuls 45% des étudiants en sciences humaines et sociales sont dans le même cas. Il est sans doute encore un peu tôt pour annoncer la fin de la lutte des classes.
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Silvia Zamora, 51 ans, conseillère municipale de Lausanne
Fille d’un père mécanicien et d’une mère couturière, tous deux Espagnols, Sylvia Zamora est arrivée en Suisse en 1962, à l’âge de 8 ans. «Au collège secondaire, j’étais la seule fille d’ouvriers dans ma classe. Nous n’avions pas de collection de livres à la maison, alors j’allais à la bibliothèque municipale», se souvient-elle. Elle dit toutefois ne s’être jamais vue comme une victime. «Mon milieu m’a appris le sens de l’effort.» L’élue socialiste croit à la démocratisation de l’accès au savoir: «Ma soeur et moi avons toutes deux fait des études supérieures.»
Benoît Genecand, 42 ans, directeur de UBS Genève
Issu d’un milieu modeste, «un père boulanger et une mère qui travaillait pour son mari», Benoît Genecand a obtenu une licence en hautes études internationales à l’Université de Genève, avant d’entrer chez UBS en 1988. Il dit avoir puisé son «envie de se dépasser» dans les multiples activités associatives de son père. «L’ouverture peut venir d’ailleurs que d’une éducation universitaire.» Son origine sociale ne l’a pas freiné dans ses ambitions, indique-t-il. D’ailleurs, son frère est docteur en mathématiques et sa soeur est licenciée, comme lui.
Valérie Garbani, 39 ans, conseillère nationale et élue au Conseil municipal de la ville de Neuchâtel
La socialiste a grandi dans un quartier d’immigrés, derrière la gare de Neuchâtel. Fille d’un poseur de tapis et d’une téléphoniste, elle fait des études de droit, devient avocate, puis se lance en politique. «Je n’ai jamais eu l’impression de ne pas être intégrée, même si j’ai dû travailler pour payer mes études et mon stage d’avocat.» Une anecdote: elle dit ne jamais avoir été conviée au bal du Jardin, «une agape organisée par la haute bourgeoisie neuchâteloise». Le renouvellement des élites est une réalité depuis une vingtaine d’années, selon elle. Elle craint cependant que «la hausse des taxes universitaires et le processus de Bologne ne remettent en cause ces acquis».
