KAPITAL

Karl-Friedrich Scheufele: «Horloger est un métier d’avenir»

La firme genevoise Chopard a bouclé une année record. Son co-président évoque les nouveaux défis auxquels l’enseigne de luxe doit faire face sur le marché horloger.

Le secret du succès de Chopard? Il tient sans doute au fonctionnement en tandem, à l’alliance de deux personnalités qui se complètent et s’équilibrent. Cette manière duale d’envisager la gestion a impregné la marque depuis son rachat il y a plus de quarante ans par le couple Karine et Karl Scheufele III.

L’histoire est connue, elle commence en 1963. A la tête d’une entreprise familiale de montres-bijoux basée à Pforzheim (Allemagne), les jeunes époux Scheufele décident d’acquérir une manufacture suisse de tradition, dotée d’un savoir-faire artisanal et d’un nom élégant. Ils optent pour «Le Petit-Fils de L.U. Chopard et Cie SA», atelier fondé en 1860 à Sonvilier (Jura) et installé à Genève, qui n’occupe alors qu’une dizaine de personnes.

Les calibres créés sur l’établi genevois seront dès lors associés aux boîtiers et bracelets fabriqués à Pforzheim, ce qui permettra à une nouvelle collection de montres-bijoux frappées du sigle Chopard de partir à la conquête du monde.

En alliant les compétences de deux capitaines (Karin et Karl Scheufele), de deux cultures (allemande et suisse), de deux traditions (l’entreprise familiale et Chopard), l’enseigne réussit à s’imposer dès la fin des années 60 sur les marchés européen, puis américain, arabe et asiatique.

Il faut dire que la concurrence est alors très faible. A part Rolex et Omega, il n’y a, à l’époque, quasiment aucune marque active à grande échelle sur le marché international. «Nous étions plus ou moins seuls dans le domaine de la bijouterie et de l’horlogerie», déclarera Karl Scheufele III.

Après le lancement de la célèbre ligne de montres «Happy Diamonds» en 1976, c’est au tour de la collection de bijoux d’intégrer, dix ans plus tard, ce même système de diamants qui virevoltent entre deux glaces saphirs. Là encore, la société se développe selon le modèle du binôme: bijouterie et horlogerie. Aujourd’hui, elle vend des montres et des bijoux selon la même proportion.

Le grand défi de l’histoire récente de Chopard date du début des années 90: la société décide d’ouvrir sa propre manufacture à Fleurier et de créer ses propres mouvements. Le premier, baptisé LUC 1.96 (en hommage au fondateur Louis-Ulysse Chopard) nécessite quatre ans de travail et un investissement de 4 millions de francs suisses.

Le succès de ce modèle et de ses déclinaisons («Quattro», «Tonneau») impose Chopard dans le secteur des montres homme, haute horlogerie. En parallèle, le secteur joaillerie/bijouterie gagne encore en prestige, grâce notamment à une alliance avec le Festival de Cannes, dont les célèbres Palmes d’Or sont désormais confectionnées par Chopard.

Les époux Scheufele ont eu l’intelligence d’initier très tôt et progressivement leurs deux enfants Caroline et Karl-Friedrich à la gestion des affaires, avant de les nommer vices-présidents, puis co-présidents de la société. Le fonctionnement en duo peut ainsi se perpétuer, en assurant la dynamique et l’équilibre de la société, comme un mouvement de balancier.

Entretien avec Karl-Friedrich Scheufele au siège genevois de l’entreprise.

Avec des exportations aux Etats-Unis qui ont atteint 2 milliards de francs, l’année 2005 n’a pas été mauvaise pour l’horlogerie suisse.

Karl-Friedrich Scheufele: Pour le groupe Chopard, c’était même une année record, grâce, notamment, au marché américain. Nous disposons d’un bon réseau de points de vente aux Etats-Unis, que nous avons patiemment construit, année après année. La création de Chopard USA remonte à 1975, avec l’ouverture de notre bureau de distribution à New York et des premières boutiques. Ces investissements portent leurs fruits. Nous disposons à présent de 91 boutiques, dont une moitié en Europe et l’autre à travers le monde.

Vers quel marché allez-vous maintenant concentrer vos investissements?

Il y a encore un bon potentiel en Asie, notamment en Chine, mais notre objectif est aussi de développer la qualité des points de vente, plutôt que la quantité. Nous accordons une importance primordiale au service, à l’écoute du client, et cet aspect peut toujours être amélioré. Nous devons former le personnel, assurer un suivi, contrôler sans relâche, pour que le service Chopard soit toujours irréprochable.

Est-ce difficile de trouver des collaborateurs compétents sur les marchés asiatiques?

Oui, mais aussi ailleurs, même en Suisse. Je prends comme exemple le personnel dans les points de ventes. En Asie, il y a effectivement un manque de culture et de connaissances horlogères dans les magasins spécialisés. Si un vendeur ne sait pas comment faire vibrer le client quand il présente un tourbillon, les chances d’une vente seront nettement réduites. C’est pourquoi il est devenu impératif d’organiser des séances de formation dans la vente horlogère à travers le monde.

Quel conseil donneriez-vous à une jeune personne qui hésiterait à entamer une formation d’horloger?

De se lancer. Je suis persuadé que la profession d’horloger est un métier d’avenir. On n’a jamais fabriqué autant de montres mécaniques que l’année passée, et nous sommes toujours confrontés à un manque de personnel qualifié dans la production mais aussi dans le service après-vente en Suisse. Les services après-vente à l’étranger, de Paris jusqu’en Australie, recherchent également des horlogers…

Et en Suisse, la formation est-elle suffisamment valorisée?

Elle l’est de plus en plus, heureusement. Depuis des années, chez Chopard, nous formons en permanence huit apprentis, qui suivent les cours à Genève. Nous allons augmenter leur nombre à dix ou douze, et développer les postes à notre manufacture de Fleurier.

Vous allez fêter cette année les dix ans de cette manufacture. Avez-vous prévu des célébrations particulières à Fleurier?

Nous inviterons nos principaux clients à Fleurier en septembre pour une grande fête qui nous permettra également de célébrer la rénovation de notre manufacture. Cela nous a pris quatre ans. Nous avons complètement réaménagé, étage par étage, ce bâtiment où travaillent une centaine de collaborateurs. Un autre aspect de cette transformation concerne le Musée de l’horlogerie que nous ouvrirons dans l’ancienne partie de l’immeuble. Le grenier a été réaménagé de manière à pouvoir accueillir toute une collection de montres des 18ème et 19ème siècles, fabriquées entre autres à Fleurier. De très belles pièces, dont beaucoup ont été créées par des horlogers de renom. Ce sont des pièces que je collectionne à titre privé depuis des années.

Le marché de la contrefaçon ne semble pas fléchir. Comment luttez-vous contre cette concurrence illégale?

Nous disposons d’un département juridique qui occupe cinq personnes, et nous collaborons avec la Fédération horlogère, qui a mis sur pied un groupe de travail pour lutter contre ce fléau. De plus, nous sommes en permanence en relation avec des avocats à travers le monde. Actuellement, la vente de copies sur Internet pose un grave problème et constitue pour nous une cible prioritaire.

Mais internet fait aussi croître le marché de la montre d’occasion authentique. Souffrez-vous de cette concurrence-là?

Ce marché a toujours existé. Auparavant, il était local, et passait par la publication de petites annonces dans les journaux. Il a pris de l’ampleur avec les sites de vente aux enchères, tels eBay. Par contre, pour l’achat de montres neuves, les clients se tournent plus volontiers vers les réseaux de distribution traditionnels. C’est pourquoi nous devons développer ce qui fait notre force: la capacité d’offrir à nos clients un accueil et un service exceptionnels.

Comment vous y prenez-vous, concrètement, pour resserrer ces liens avec vos clients?

Entre autres, nous développons ce qu’on appelle l’événementiel pour créer un environnement agréable et des occasions de rencontres. Parce que pour le client, l’achat d’une montre ou d’un bijou se doit d’être un moment fort et inoubliable. Sans oublier qu’un excellent service après-vente constitue également un élément essentiel de la fidélisation des clients.

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Une version de cet article est parue dans l’édition d’avril 2006 du magazine Trajectoire.