Les parents sont de plus en plus nombreux à transmettre une partie de leur patrimoine de leur vivant, afin que leurs enfants en bénéficient le plus rapidement possible. Dossier.
«Si tu fais ça, je te déshérite!» Grand classique de l’éducation d’antan, cette phrase résonne de moins en moins souvent dans les chaumières suisses. L’héritage anticipé, ce cadeau que l’on reçoit de parents encore bien vivants en guise d’avance sur une succession, est en train de supplanter le traditionnel legs post mortem.
Les chiffres sont éloquents: 23% des héritages distribués dans le canton de Zurich entre 1997 et 2000 l’ont été sous forme de don, selon une étude du Fonds national suisse. Cette part est même en réalité bien plus élevée, en raison des montants exonérés (ou non déclarés) dont le calcul ne tient pas compte.
Une étude effectuée par l’Administration fédérale des contributions, portant sur plusieurs cantons alémaniques, indique qu’en 2003, un tiers des successions ont été octroyées de façon anticipée, pour un montant de 9,5 milliards de francs. Pour enfoncer le clou, 82% des personnes interrogées par le bureau BASS estiment qu’il faut transmettre une partie de son patrimoine à ses descendants de son vivant, afin qu’ils en bénéficient le plus rapidement possible.
L’un des cas les plus connus d’héritage anticipé est sans doute celui de Christoph Blocher. Elu au Conseil fédéral, l’entrepreneur milliardaire avait dû céder, début 2004, sa société Ems-Chemie à sa fille aînée, Magdalena Martullo-Blocher, pour éviter un conflit d’intérêts.
Le phénomène ne concerne pas seulement une petite élite fortunée. Dans un pays où deux tiers de la population touchent un héritage au cours de leur vie, les classes moyennes sont en première ligne. Les parents de la génération qui a 30 ans aujourd’hui n’hésitent plus à donner un coup de pouce financier à un enfant qui lance sa PME, à lui céder un appartement pour fonder une famille ou même à lui remettre l’entreprise familiale à peine son diplôme en poche.
Manon, 26 ans, qui a récemment reçu 100’000 francs de sa tante maternelle, en témoigne: «Cet argent me donne la possibilité d’acquérir mon propre logement à un moment de ma vie où je souhaite m’installer sans avoir encore un salaire qui me le permette.»
Les motivations de ces parents, qui organisent leur succession à peine arrivés à l’âge de la retraite, sont rarement fiscales. Trois quarts des héritages en Suisse se font en effet entre conjoints ou descendants en ligne directe. Or, ces deux catégories ne sont pratiquement plus soumises à l’impôt sur les donations, la plupart des cantons ayant fortement restreint la portée de cette législation ces dernières années.
Seuls les cantons de Vaud, de Neuchâtel et du Jura continuent de taxer les enfants qui reçoivent un don de leurs parents, et cela de façon minime. De surcroît, lorsqu’une donation est imposée, le taux est en général identique à celui de l’impôt sur la succession. Il n’y a donc, à l’heure actuelle, aucun avantage fiscal à transmettre son patrimoine de façon anticipée.
Les motivations sont à chercher ailleurs. «Avec l’augmentation de l’espérance de vie en Suisse, la génération qui hérite après décès devient de plus en plus vieille, ce qui mène à une concentration des richesses auprès des rentiers», explique Heidi Stutz, coauteur de l’étude du Bureau BASS. Une recherche du canton de Zurich, portant sur les années 1991 à 2003, confirme cette évolution: les ménages âgés de 30 et 34 ans accumulent en moyenne une fortune de 11’000 francs, contre 368’000 francs pour les ménages entre 65 et 69 ans.
De même, les moins de 50 ans, qui représentaient environ la moitié des bénéficiaires de legs en 1980, ne sont plus qu’un tiers aujourd’hui et ne devraient être plus qu’un cinquième en 2020, si rien n’était fait pour rééquilibrer la situation.
«L’héritage, qui avait traditionnellement pour fonction sociale d’aider les jeunes ménages à acheter une maison, à fonder une famille ou à lancer une entreprise, a cessé de remplir ce rôle», note Heidi Stutz. A cet égard, la succession anticipée permet de rétablir cette fonction en assurant une meilleure répartition des richesses entre les générations.
«Mes parents ont voulu que je puisse profiter suffisamment tôt de l’argent qu’ils ont mis de côté pendant toute une vie», dit Pilar, 29 ans, qui a touché 40’000 francs tout comme son frère et sa soeur.
Les parents, qui ont vécu les Trente glorieuses, veulent ainsi donner davantage de chances à leurs enfants et faciliter leur départ hors du cocon familial. L’avocat et polémiste genevois Charles Poncet — qui est pourtant opposé à l’institution de l’héritage qu’il juge anti-libérale — trouve «compréhensible que les seniors, qui ont connu un système plus favorable, souhaitent donner un coup de main aux jeunes, écrasés de coûts dès leur entrée dans la vie active».
D’autant qu’ils en ont les moyens. «Contrairement aux autres pays européens, la Suisse n’a pas vécu une interruption dans la chaîne des héritages au cours de la Seconde Guerre mondiale. La génération de nos parents a donc hérité des siens et est aujourd’hui en mesure de transmettre ce patrimoine plus loin», relève Heidi Stutz.
L’amélioration des systèmes de prévention vieillesse a également conféré une certaine autonomie financière aux seniors, observe la chercheuse. Il devient alors plus facile pour eux de sauter une étape en faisant bénéficier directement leurs enfants du patrimoine familial, sans le faire «transiter» d’abord par le conjoint survivant.
En dopant le capital à disposition des trentenaires, ce saut générationnel a des effets potentiellement explosifs pour l’économie. «Sur le marché de l’immobilier suisse, les prix sont trop élevés pour permettre à une jeune famille d’acquérir son propre logement. Le fait de bénéficier d’une contribution des parents devient un facteur décisif pour l’achat d’une maison ou d’un appartement», souligne le journaliste et économiste zurichois Markus Schneider, qui a recensé les transferts financiers entre jeunes et vieux dans son ouvrage Idée Suisse.
«Les parents qui vivent plus vieux continuent d’occuper le logement dont ils ont eux-mêmes hérité. Ils vont donc aider financièrement leurs enfants à acquérir un nouvel objet immobilier», ajoute Heidi Stutz.
Faut-il s’attendre à un boom de l’immobilier au fur et à mesure que l’héritage anticipé entre dans les moeurs? «Pas si vite, répond Markus Schneider. A l’heure actuelle, la forte augmentation du taux de propriétaires, que l’on enregistre en ville de Zurich par exemple, concerne plutôt la génération des cinquantenaires.» Il faudra encore attendre: «C’est un phénomène lent, qui ne déploie pas ses effets de manière spectaculaire», souligne Heidi Stutz.
La jeune Manon confirme: «Je ne dépense pas forcément plus depuis que j’ai touché mon héritage anticipé, mais cet argent me donne un sentiment de sécurité qui va m’encourager à le faire plus tard.»
En fait, ces nouveaux héritiers vont surtout utiliser leur pouvoir d’achat accru pour investir dans des projets à long terme. «On ne se sert pas de son héritage pour « consommer » des vacances ou une voiture, on l’utilise pour bâtir quelque chose: une entreprise, un cabinet, un maison. On l’investit dans son avenir», analyse Markus Schneider. Pilar acquiesce: «Je veux construire quelque chose avec cette somme. Je ne sais pas encore tout à fait quoi, alors je la garde sur un compte. Après tout, c’est de l’argent récolté à la sueur du front de mes parents».
Du coup, l’argent ainsi hérité porte une lourde charge émotionnelle. «L’héritage représente l’amour que le parent porte à son enfant, c’est une preuve de son inscription dans l’histoire de la famille», dit Marie-Claude François-Laugier, psychologue et auteur du livre «Comment régler ses comptes avec l’argent». Qu’il vienne à manquer, ou à être réparti inégalement entre les frères et soeurs, et on aura l’impression d’être moins aimé. «C’est pourquoi les parents doivent à tout prix expliquer pourquoi ils donnent telle somme à tel enfant.» Sinon, on se retrouve avec une bombe à retardement: «Les conflits exploseront au sein de la fratrie au moment du décès des parents, lorsque chacun apprendra ce que les autres ont reçu de leur vivant.»
Plus généralement, si la pratique de l’héritage anticipé se généralise, on risque d’assister à une recomposition du rapport entre les générations. Une nouvelle relation faite d’échanges se développera entre les parents et l’enfant: «Nous te donnons un coup de main pour ton projet, mais en échange tu t’occuperas de nous lorsque nous serons vieux», décrit Heidi Stutz.
Ces coups de main prennent aussi d’autres formes: garde des petits-enfants, financement d’études qui se prolongent au-delà de la trentaine, soutien lors d’une période de chômage. Un échange de bons procédés qui explique pourquoi les héritages anticipés sont rarement distribués en une seule fois. Pas fous, les parents…
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Témoignages.
«J’ai investi dans un café»
Licenciée en lettres de l’Université de Lausanne et très impliquée dans le milieu de la musique en tant que cofondatrice du Pully for Noise Festival, Anne Pittet, 31 ans, n’était pas prédestinée à se retrouver à la tête d’un café. C’est pourtant la voie qu’elle choisit un beau jour. Il s’agit alors de trouver des fonds propres afin d’obtenir un prêt de la banque. «A cet âge, on n’a pas sa propre fortune.»
Tout naturellement, elle se tourne vers ses parents. «Je les ai invités au restaurant pour leur faire ma demande officiellement. Ma mère était partiellement au courant et avait déjà commencé à travailler mon père!» Elle parle d’emprunt, mais son père en vient très vite à la notion d’héritage anticipé. «Il ne voulait pas que j’aie la corde au cou avec une grosse somme à rembourser, notamment si l’histoire devait capoter.»
Elle n’ose pas articuler de chiffre: «Parler d’argent au sein d’une famille, cela reste un peu tabou. Je ne savais pas exactement ce qu’il en était de leur fortune, ce dont ils avaient besoin pour leur propre usage.»
C’est son père qui prendra les devants. «Il m’a dit: « Ce sera 50 000 francs. Point. »» Cela ne se négociait pas. Il avait calculé un montant dont il pouvait se départir en fonction de ses besoins.» Se pose alors la question de l’équité avec son frère, un peu plus jeune et atteint d’une maladie psychique. «Le jour où il ira mieux et où il aura un projet, il aura lui aussi droit à un soutien financier.» Forte de son héritage anticipé, Anne Pittet a pu mener son projet à bien. Le café de Grancy a vu le jour en septembre 2004 et ne désemplit pas.
«Je suis parti à Hawaii»
Markus Reichenbach, 30 ans aujourd’hui, a reçu 30’000 francs de la part de sa mère alors qu’il était encore étudiant. Une somme qu’il a utilisée de deux façons bien distinctes: «J’ai dépensé deux tiers de cet argent pour financer mes études à l’Ecole de design de Bâle. Le dernier tiers m’a permis d’effectuer un séjour à Hawaii, où j’ai fréquenté une école et pratiqué du surf.»
En lui octroyant ce don en avance sur son héritage, la mère de Markus Reichenbach a voulu lui permettre de mener à bien les études de son choix et d’«acquérir une expérience de la vie par le voyage», raconte-t-il. Et cela à un âge où il ne disposait pas de sa propre fortune.
«Je n’oublierai jamais ce geste de ma mère. C’est elle qui a rendu mes études possibles.» Un cadeau qui lui a également procuré un sentiment de sécurité: «Cet argent m’a aidé à survivre pendant mes études sans avoir à me préoccuper de questions d’argent et m’a permis de voyager en toute quiétude.»
Aujourd’hui, le jeune homme possède son propre atelier de graphisme à Zurich, appelé Moiré, et ne regrette pas du tout l’utilisation qu’il a faite de son héritage anticipé. «Je pense qu’il est bon de toucher sa succession lorsqu’on est jeune et que l’on n’a pas beaucoup de moyens. On peut alors la dépenser pour préparer son avenir et, parfois, pour réaliser certains rêves.»
«J’ai sorti un disque»
«Mes deux soeurs et moi avons reçu 20’000 francs chacun lorsque nous avons atteint l’âge de 20 ans. Je crois que notre mère a ainsi voulu nous permettre de bien démarrer dans la vie, raconte Stéphane 30 ans, étudiant.
«C’était aussi une sorte de reconnaissance de notre maturité, une façon d’accepter notre passage dans l’âge adulte. Nous avons pu choisir de faire ce que nous désirions de ce don. Une de mes soeurs s’est acheté une voiture, l’autre est partie faire un long voyage. Moi qui faisais de la musique, j’ai pu payer les frais d’enregistrement de mon disque.»
«J’ai ainsi dépensé 5000 francs, puis j’ai mis de côté le reste de la somme que je conserve jusqu’à aujourd’hui. J’ai travaillé pendant quelques années sans avoir besoin de puiser dans ces fonds. A présent que je me remets aux études, je considère cette somme comme une réserve, une sécurité au cas où j’aurais tout à coup un souci financier. Je n’ai jamais regretté l’utilisation que j’ai faite de cet argent.»
«J’ai choisi les parts immobilières»
Guillaume 30 ans, employé dans le marketing: «Mes parents, âgés de 66 et 67 ans, ont décidé cette année de donner leur héritage en avance à mes deux frères et à moi.»
«Deux raisons principales ont influencé leur volonté: étant d’origine française, cela nous évitait d’avoir à payer les impôts et les frais de succession, ainsi que la loi le prévoit après le décès; mes parents souhaitaient aussi prévenir certains conflits ou certaines frictions susceptibles d’apparaître, en général dans ces affaires d’héritage, entre les enfants.»
«Ils nous ont proposé de choisir entre trois legs de même valeur, soit l’équivalent d’un million d’euros chacun: une maison de campagne, un grand appartement à Paris ou des parts dans une société immobilière. J’ai préféré laisser de côté l’option du vaste appartement parisien, car je n’ai pas de famille. Comme je ne suis pas très attiré par la campagne, j’ai trouvé que le meilleur choix était d’investir dans l’immobilier. Je suis très conscient de ma chance et très reconnaissant.»
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Gauche et droite s’affrontent autour des donations
Sur le plan politique, l’héritage anticipé fait également parler de lui. Partisans du «moins d’impôts» affrontent les tenants d’un impôt fédéral sur les successions et les donations. La droite libérale réclame ainsi une suppression pure et simple de cette double taxation.
«La loi n’est plus adaptée à l’augmentation de l’espérance de vie. Les gens héritent à 70 ans, lorsqu’ils sont en fin de carrière professionnelle, une hérésie en termes économiques», déplore le député libéral vaudois Philippe Leuba, dont le parti avait lancé une initiative, refusée par le peuple en 2004, pour réclamer la défiscalisation des successions et donations. Le libéral défend l’héritage anticipé, qui permet de toucher son legs dans la trentaine, à un âge «où on est en mesure de faire fructifier son patrimoine, où on est prêt à prendre des risques et à s’engager personnellement pour développer une entreprise».
L’avocat et polémiste genevois Charles Poncet plaide lui aussi pour une baisse de la charge fiscale: «On a créé une société où les jeunes doivent être aidés, car ils n’arrivent plus à joindre les deux bouts. Il faut absolument stopper la hausse vertigineuse des prélèvements obligatoires de l’Etat.»
A gauche, on réclame l’introduction d’un impôt fédéral sur les successions et les donations… avec le même argument de l’augmentation de l’espérance de vie. «C’est un impôt particulièrement indolore, puisqu’il ne taxe pas le travail, et il est donc tout indiqué pour financer en partie le vieillissement de la population», souligne le conseiller aux Etats socialiste Alain Berset. Le PS a déposé une motion au Conseil national mi-2005 pour réclamer l’introduction d’un impôt fédéral, rappelle le Fribourgeois.
Une proposition qui trouve un appui inattendu de la part du député radical genevois Pierre Maudet, qui rappelle qu’il s’agissait à l’origine d’une idée de Kaspar Villiger. Il y voit une manière de «supprimer les disparités cantonales» (voir le tableau fiscal p. 26) et par là même de «défiscaliser en partie» les successions et donations en nivelant par le bas les taux d’imposition. Cela facilitera l’héritage anticipé, «qui permet de corriger un système de transmission du patrimoine qui déraille en concentrant toutes les richesses sur la génération des rentiers», estime-t-il.
A titre de comparaison, en France, la «donation Sarkozy» introduite début 2006 supprime l’impôt sur les dons s’ils ne dépassent pas les 50 000 francs (renouvelable tous les six ans), au nom de la «solidarité entre les générations».
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La Suisse, un pays d’héritiers
L’héritage est une véritable institution en Suisse. Les legs dépassent en moyenne l’épargne accumulée par les ménages sur toute une vie. Mais les inégalités demeurent: une minorité plutôt âgée concentre la majeure partie des successions.
Deux tiers des Suisses touchent un héritage à un moment ou à un autre de leur vie, selon une étude menée par le Bureau bernois de recherches sociopolitiques et sur le travail (BASS).
Une proportion particulièrement élevée comparée au reste de l’Europe et qui en dit long sur la forte implantation de la tradition de l’héritage en Suisse. Sur les 1432 personnes interrogées en 2004 par le bureau Bass, 33% avaient déjà touché un héritage, 48% s’attendaient à en bénéficier à l’avenir et 14% avaient reçu un don. On sait en outre qu’il y a légèrement plus d’héritiers en Suisse alémanique qu’en Suisse romande.
Les mentalités soutiennent également l’institution de l’héritage. Les personnes sondées par le bureau bernois étaient 65% à penser qu’il faut laisser quelque chose à ses descendants et 82% même à estimer qu’il faut le faire de son vivant, sous la forme d’un don. L’étude a cependant soulevé quelques contradictions: 82% des personnes interrogées ont affirmé qu’elles souhaitaient utiliser leur fortune à loisir, sans devoir se soucier d’en laisser une partie à d’éventuels héritiers.
Mais parlons d’argent. S’il n’est pas possible de calculer combien chacun touche en moyenne sur l’ensemble de sa vie, on peut en revanche déterminer l’héritage moyen laissé par les 60 000 personnes qui meurent chaque année en Suisse. En 2000, 28,5 milliards de francs ont été légués sur l’ensemble du pays, ce qui représente 456 000 francs par personne décédée ou 178 700 francs par héritier.
Ces legs représentent une part substantielle du budget des ménages. A tel point que les maisonnées helvétiques héritent en moyenne plus que ce qu’elles accumulent sous forme d’épargne sur toute une vie. Le rapport est de 131%. Au niveau macroéconomique, les héritages ont également un rôle non négligeable à jouer. En 2000, les legs se sont élevés à 6,8% du produit intérieur brut (PIB) ou à 2,6% du capital à disposition des maisonnées helvétiques.
Mais si l’héritage est un pilier de la société helvétique, la répartition des successions est en revanche plutôt inégale. Le bureau Bass a calculé que 54,4% des héritiers touchent 50 000 francs au maximum, 35% entre 50’000 et 500’000, 5,5% entre 500 000 et 1 million et les derniers 5% plus d’un million. Autrement dit, à peine 5% des héritiers se partagent 60% du total des legs, alors qu’une majorité de 55% doit se contenter de 2% seulement des héritages.
Les conjoints et les descendants en ligne directe tirent en général le gros lot, puisqu’ils touchent en moyenne 335’000 et 210’000 francs, respectivement, selon les chiffres du canton de Zurich pour les années 1997 à 1999. A titre de comparaison, les personnes sans lien de parenté reçoivent 20’000 francs environ.
De plus, 90% des legs sont délivrés dans un cadre familial, dont 58,4% qui vont aux descendants en ligne directe. Le sexe des bénéficiaires ne joue en général pas un rôle significatif: une écrasante majorité des personnes sondées par le bureau Bass (89%) estime ainsi que chaque enfant devrait recevoir une part égale de l’héritage.
L’âge est un autre facteur d’inégalité dans la répartition des legs. Si en 1980 près de 48% des héritiers avaient moins de 50 ans, en 2000 ils n’étaient plus que 36%, et 8% avaient même plus de 80 ans. Selon les projections du bureau Bass, en 2020, ils seront 79% à avoir dépassé la quarantaine et 12% à avoir plus de 80 ans.
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Comment optimiser son héritage anticipé?
Les Suisses sont relativement peu imposés sur les donations. Il reste toutefois quelques pistes pour minimiser la charge fiscale, voire la contourner légalement.
Le tourisme fiscal. La situation varie très fortement entre les cantons et certains sont plus favorables à l’héritage anticipé. Genève, Fribourg et le Valais n’imposent pas les donations faites à des descendants en ligne directe et permettent donc de transmettre son patrimoine sans en remettre une partie à l’Etat.
Vaud, Neuchâtel et le Jura récoltent en revanche un impôt sur les dons. Cette taxe est relativement basse dans le canton du Jura, qui est de surcroît en train de réviser sa loi pour réduire l’imposition des legs. Dans les cantons de Neuchâtel et de Vaud, par contre, les personnes souhaitant transmettre une partie de leur patrimoine de leur vivant sont moins bien loties.
L’impôt sur les donations y est en effet plus sévère que celui sur les successions: le plafond minimal d’imposition est plus bas pour les dons (10 000 et 50 000 francs, respectivement) que pour les héritages (50 000 et 250 000 francs, respectivement). En Suisse alémanique, seuls Lucerne, les Grisons et Appenzell Rhodes-Intérieures taxent les dons faits aux descendants en ligne directe.
Le contrat qui formalise le don. Une personne qui reçoit une partie de son héritage par avance va devoir annoncer ce cadeau au moment du décès du donneur. Il sera alors déduit de sa part d’héritage. Pour éviter cela, on peut conclure un contrat au moment du don. Ce document précise qu’il s’agit d’un simple cadeau et que le bénéficiaire est dispensé d’en faire état pour le calcul de la succession.
Le vrai cadeau. En l’absence d’un tel contrat, l’obligation de rapport s’efface également lorsque le bénéficiaire parvient à prouver qu’il s’agissait d’un véritable cadeau et non d’une avance sur héritage. Juridiquement, il doit démontrer que le don n’a pas servi à assurer son avenir et qu’il n’en a pas récolté les fruits après coup. Concrètement, une somme fournie à un enfant pour ouvrir son cabinet médical aura valeur de legs anticipé, mais l’argent qu’on lui verse pour faire un voyage autour du monde sera considéré comme un cadeau…
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Un impôt à géométrie très variable
Les héritages ne sont pas imposés de la même manière à Genève, à Lausanne ou à Fribourg. Petit guide des disparités romandes.
Genève
Les descendants en ligne di- recte ne sont plus imposés depuis 2004, ni sur la succession, ni sur la donation. Seule exception, les personnes soumises à un impôt à la dépense, dit «au forfait», ce qui ne concerne qu’une partie minime de la population. Les neveux et nièces sont imposés à 29,4%, les personnes sans lien de parenté à 54,6%. Les recettes tirées de ce double impôt s’élèvent à 150 millions de francs par an en moyenne.
Vaud
Pour ce qui est de la succession, les descendants en ligne directe sont imposés à partir de 250 000 francs. L’impôt est progressif: il va de 1 à 3%. A cela s’ajoute parfois un impôt communal, qui peut atteindre 3,5% au maximum. Les neveux et nièces doivent débourser entre 8 et 16,5% et les personnes sans lien de parenté entre 15,8 et 25%. L’impôt sur la donation applique les mêmes tarifs, sauf que le plafond d’imposition n’est que de 50 000 francs. Le canton perçoit environ 70 millions de francs par an grâce à ces deux impôts.
Valais
Les parentés directes ne sont pas soumises à l’impôt sur les successions et les donations. Les neveux et nièces doivent en revanche s’acquitter d’une taxe de 10%, les personnes sans lien de parenté de 25%. Annuellement, les recettes de cet impôt s’élèvent à quelque 10 ou 11 millions de francs.
Fribourg
Les parents en ligne directe ne sont pas imposés, ni sur les successions, ni sur les donations. Les neveux et nièces payent pour leur part 15%. La loi est en pleine révision et les taux pourraient encore baisser. Les recettes du canton pour ces deux taxes atteignent 4,5 millions de francs par année.
Neuchâtel
Les descendants en ligne directe sont imposés à 3% sur les successions, mais ils bénéficient d’une déduction de 50 000 francs. Les neveux et nièces sont taxés à hauteur de 18%. Pour les donations, en revanche, les descendants directs doivent payer un impôt de 3% à partir de 10 000 francs déjà. Les recettes tirées de ces deux impôts s’élèvent à environ 15 millions de francs par an.
Jura
Les descendants en ligne directe doivent s’acquitter d’une taxe oscillant entre 1 et 3%, à partir de 1000 francs reçus sous forme d’héritage ou de don. Les enfants issus d’un second mariage sont taxés à hauteur de 5%. Les neveux et nièces paient 12,5% et les personnes sans lien de parenté 20%. Cela représente 3,5 millions de francs de recettes fiscales par an. La loi est toutefois en train d’être révisée en profondeur. But de l’opération: s’aligner sur les autres cantons.
Berne
L’impôt sur les successions et les donations a été aboli pour les descendants en ligne directe à partir du 1er janvier 2006. Les neveux et nièces sont taxés à hauteur de 11% et les personnes sans lien de parenté de 16%. Dans tous les cas, les premiers 10 000 francs ne sont pas imposables, pour autant que le receveur n’ait pas reçu d’autre somme d’argent du même donateur dans un intervalle de cinq ans. Le canton récolte 80 millions de francs de recettes par an sur ce double impôt.
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Ce dossier, réalisé avec la collaboration de Christine Progin, a été publié dans L’Hebdo du 11 mai 2006.
