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La Roumanie sans soutien

Près de la moitié de la population roumaine vit en équilibre instable entre l’autarcie médiévale et l’hyper modernité. L’entrée prochaine du pays dans l’UE va faire des ravages.

Mardi 16 mai, les autorités européennes ont fait connaître le verdict réservé aux demandes d’adhésion présentées par la Roumanie et la Bulgarie. Bruxelles a décidé de ne rien décider tout en décidant: à moins d’un cataclysme, les deux Etats balkaniques seront officiellement européens au 1er janvier prochain. Mais la décision ne sera tout aussi officiellement communiquée qu’en octobre, après un nouvel examen de leurs dossiers.

L’idée de maintenir la pression jusqu’au bout n’est pas mauvaise, même si les impétrants peuvent trouver humiliants ces examens prolongés. Comme la plupart des gens sont convaincus que l’adhésion va faire tomber une pluie d’euros, ils mettent leur fierté en bandoulière et attendent le miracle.

Au lendemain de la découverte de nouveau foyers de grippe aviaire en Roumanie, l’Europe se devait d’exiger une meilleure gestion de la sécurité alimentaire. Mais il serait illusoire de penser que la question sera résolue d’ici l’automne.

Le contrôle des campagnes, la gestion des ressources agricoles sont encore largement entre les mains d’anciens bureaucrates pourvus de sinécures plus que de pouvoir. Un grand quotidien notait en début de semaine que sur les 9000 employés de l’administration sanito-vétérinaire, il y a un chef pour 0,9 travailleur!

Alors que font les chefs? Ils font désinfecter les sabots des chevaux et les roues des cars passant à proximité des zones infectées. Mercredi 17 mai, ils sont même parvenus à faire dévier le trafic du principal axe routier du pays pour des raisons de grippe aviaire. Ubuesque!

Dans la Roumanie de 2006, on ne meurt pas à cause des poulets, mais à cause des chiens. A la mi-mars, un citoyen japonais, président des Amitiés nippo-roumaines, s’est fait agresser en plein jour par des chiens errants sur la place de la Victoire, devant le Palais du gouvernement.

Il en est mort, mais les chiens se portent bien et sévissent toujours en plein centre d’une future capitale européenne.

Loin de ces ridicules gesticulations censées convaincre le monde entier de l’efficacité des mesures de protection prises, la vraie inquiétude réside en ce que c’est la Transylvanie qui est touchée aujourd’hui par la grippe aviaire. Or cette région, autrefois austro-hongroise, passe pour la plus occidentalisée, la plus propre, la plus «civilisée» du pays.

La commission européenne estime par contre que les progrès réalisés en matière de lutte contre la corruption sont réels et les mesures prises efficaces. Je n’irai pas jusqu’à dire que cette affirmation provoque un éclat de rire général, mais les sourires ironiques ne manquent pas.

Cet enthousiasme européen est dû au fait qu’à Bruxelles, on veut croire qu’une hirondelle fait le printemps. En effet, une femme, une perle rare et intègre, Monica Macovei, ministre de la justice, est parvenue — contre la volonté de ses amis politiques et malgré l’hostilité du Premier ministre — à durcir quelques lois réprimant la corruption d’une part et d’autre part à déclencher des enquêtes contre une poignée de politiciens notoirement corrompus.

Déclencher seulement. Les enquêtes sont en cours, elles vont durer, durer, durer… Personne n’est en prison, personne ne risque d’y aller prochainement.

La corruption? Un exemple. Lors des inondations catastrophiques de ces dernières semaines, les journaux nous ont appris que dans ce pays où la propriété privée n’existait pas il y a quinze ans encore, d’anciens potentats communistes locaux ont pu se transformer en latifundistes à la brésilienne. Un tel, propriétaire de 15000 hectares (!) de terres à blé et maïs le long du Danube, est parvenu à détourner la fureur des flots sur un village (aujourd’hui en ruine) plutôt que de voir sa récolte compromise.

Au raz des pâquerettes, la corruption se porte aussi très bien. On n’en finit pas de découvrir des scandales humanitaires. Comme l’affaire dénoncée par des Américains il y a deux semaines, photos et vidéos à l’appui, pour condamner les mauvais traitements subis par des enfants malades mentaux.

Dans ce cas, l’argent (souvent venu de l’étranger) est détourné par les personnels qui traitent leurs patients comme des animaux. Et font bloc contre les accusations: ils proclament leur bonne foi, la qualité de leurs soins, traînent les ONG devant les tribunaux, les accusent de mille menteries, etc. Un journal de la capitale a même trouvé la motivation profonde des méchants Américains: il s’agit ni plus ni moins de lobbyistes travaillant à la réouverture des dossiers d’adoption de bébé roumains, adoptions interdites en raison des trafics mis à jour.

Cerise sur le gâteau: le 11 mai, au plus fort de la campagne dénonçant ces malheureux enfants, le Premier ministre participait à Vienne au sommet UE-Amérique latine. Pour se dégourdir les jambes, les présidents firent une partie de foot à laquelle il participa. Les bénéfices étaient destinés à… l’enfance roumaine déshéritée!

Ces quelques instantanés donnent une petite idée de l’immensité des problèmes d’un pays qui n’en finit pas de passer du moyen-âge à quelque chose d’autre qui change trop souvent pour que la greffe prenne: capitalisme industriel entre les deux guerres, communisme ensuite (il y a un film à faire sur les ruines industrielles!), économie de transition maintenant.

A l’heure actuelle, près de la moitié des quelques 22 millions d’habitants vit en équilibre instable entre l’autarcie médiévale et l’hyper modernité du téléphone portable dernier cri. Il n’est pas rare du tout de voir des hommes dans la force de l’âge faire paître une seule vache le long d’une route.

Comment ces gens survivront-ils à l’intégration européenne de l’agriculture? Personne ne veut le dire. J’irai même plus loin: personne ne s’en soucie, ni à Bruxelles (à part Cohn-Bendit), ni à Bucarest.

Des millions de paysans (au sens non pas d’agriculteurs, mais d’hommes à tout faire habitant à la campagne) vont être déracinés, ruinés, dépossédés de leurs maigres moyens de subsistance.

Alors qu’ils auraient besoin de vastes programmes de soutien, d’éducation et de formation, ils vont devoir affronter à mains nues (mais avec téléphone!) les vautours de la rente foncière et de l’agriculture industrialisée. Cela s’annonce sanglant, hélas.