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Livre, raclette, casino: le paternalisme libéral à la manoeuvre

N’importe quel fromage peut continuer à se dire à raclette et les casinos à pratiquer leur propre police. Un grand vent de liberté souffle sur le pays avec la bénédiction d’un monde politique sans doute pressé d’arriver aux vacances.

Le livre se porte bien, le fromage n’est pas une invention valaisanne, et plus les casinos flambent, plus les joueurs perdent de l’argent: quand la politique rend ses verdicts économiques, c’est souvent Monsieur de la Palisse qui monte au créneau.

Le livre d’abord: le Conseil fédéral vient de décider de ne pas soutenir la promotion du livre et de l’édition suisse, comme le demandait un postulat du conseil national. Pas de coups de pouce donc aux libraires et éditeurs qui nagent, comme chacun sait, dans une opulence effectivement peu compatible avec leur apostolat.

Le niet fédéral se fonde sur une étude de l’Université de Zurich qui constate que le chiffre d’affaire du secteur est stable depuis 1996: autour du milliard. Certes, on est passé de 499 maisons d’éditions à 448 et de 622 librairies à 599, mais le nombre d’employés est demeuré, lui aussi, stable. A se demander de quoi se plaignent ces éternels pleurnicheurs que sont les marchands de papiers bible.

Et d’ailleurs Pascal Couchepin se le demande, affirmant que les pouvoirs publics dépensaient déjà «pour les auteurs et les associations encourageant la lecture» 1,50 francs par habitant contre 1 en France et 38 centimes aux Pays-Bas.

Quant aux enseignes qui ont disparu, c’est de leur faute: «Pas adaptées au marché». Pas question non plus d’instaurer un prix unique du livre dans tous les points de vente: «une horreur» pour l’esprit libéral de Monsieur de Couchepin, alors que ce système, qui réduit la concurrence déloyale des rabais massues proposés par les grandes surfaces, fonctionne à satisfaction en France et en Allemagne. Conclusion: débrouillez-vous.

D’ailleurs pour ceux qui se lasseraient de fréquenter en boucle les peu imaginatifs mastodontes du livre, genre Fnac et Payot, il reste bienheureusement la possibilité de consacrer son temps libre à des occupations moins dangereuses pour la tête.

Si l’on en croit les derniers chiffres, beaucoup s’y sont mis: en 2005, le produit brut des jeux dans les 19 casinos suisses a augmenté de 105 millions, pour des mises de 874 millions. Encore un petit effort et les 19 maisons de jeux feront aussi bien que les 1047 librairies et maisons d’édition.

La commissions fédérale des jeux s’en réjouit mais s’inquiète aussi un peu: le nombre de personnes interdites de casino a augmenté drastiquement, en proportion, venant conforter cette vérité première qu’à trop fréquenter les tapis verts, on se retrouve vite dans le rouge.

Mais ces interdictions arrivent souvent trop tard, quand le mal est fait et la ruine déjà causée. Il faudrait détecter plus tôt les joueurs dépendants, estime la commission. Or les casinos ont réduit drastiquement la formation de leur personnel. Il leur est quand même demandé, gentiment, «de mieux observer les joueurs réguliers».

On dira que ce genre de choses, livres, casino, relèvent du passe-temps et de la sphère privée que et c’est tant mieux si l’Etat ne vient pas y fourrer ses grosses pattes maladroites.

Ce qui vaut pour les jeux vaut pourtant aussi pour le pain, ou plutôt le fromage: on retrouve justement dans l’affaire de «l’AOC raclette» le même laisser-faire paternaliste, la même rassurante bienveillance libérale: les Valaisans, on s’en souvient, avaient obtenu en 2003 une Appellation d’origine contrôlée (AOC) pour leurs fromages au lait cru, destinés à la raclette et appelé, pour tout compliquer, le raclette.

Or la commission des recours du département de l’Economie vient de donner raison aux autres producteurs de fromages à raclette — non-valaisans et/ou n’utilisant pas de lait cru — mais aussi à Migros (évidemment) qui contestaient l’exclusivité valaisanne. La commission estime que le mot «raclette» désigne un plat et non un produit.

On n’ira pas pleurer sur les Valaisans qui avaient annoncé de leur côté, il y a quelques jours, vouloir se concurrencer eux-mêmes en produisant aussi, à côté du raclette authentique, un raclette industriel.

Mais on constatera, dans les trois cas évoqués, la persistance d’un message rassurant et bonhomme, sur l’air de «Tout va très bien Madame la marquise» et qui consacre un statu-quo bien pratique:

«Achetez vos livres où vous pourrez, il y aura toujours assez de grandes surfaces, fréquentez sans crainte les casinos, des assistants sociaux déguisés en croupiers vous diront quand arrêter, dégustez vos raclettes sans vous soucier de ce qui est raclé et en gardant à l’esprit que dans AOC il y a peut-être deux lettres de trop».