CULTURE

La frénésie festivalière et la découverte d’Elena Frolova

De passage à Sierre à l’occasion des rencontres Rilke, notre chroniqueur été subjugué par les deux récitals d’une jeune chanteuse russe. Il raconte.

Incapable de résister à l’attrait des fêtes estivales, mais peu soucieux de me retrouver prisonnier des grandes cohues festivalières, je me suis laissé allécher en août par les rencontres que la ville de Sierre organise tous les trois ans à la mémoire de Rainer Maria Rilke, le poète qui vécut quelques années dans la région.

A considérer le programme, la concentration des spectacles et manifestations diverses dans les jardins et dépendances du château Mercier me parut un gage de tranquillité dans un parc dont je connaissais les qualités.

Arrivé sur les lieux, je dus déchanter, l’affluence était impressionnante, comparable à celle des autres grands festivals. Une foule joviale, curieuse, réjouie, réunie sous le signe de la poésie et du spectacle. Pour qui a connu les étés déserts de l’après-guerre, il y a matière à s’interroger. L’histoire nous fournit un embryon de réponse, comme en témoigne ce passage du «Martin Salander» de Gottfried Keller qui me vint à l’esprit :

    L’été ne cessait de se faire plus bruyant, plus exubérant pour ainsi dire, rempli qu’il était d’un nombre incroyable de fêtes plus ou moins importantes, d’occasions de toute sorte, voyages collectifs, sorties d’associations, célébrations dispersées aux quatre points cardinaux, qui se prolongèrent fort avant dans l’automne; on aurait dit que tout le monde était sur les routes sous tous les prétextes, villageois et citadins, brigades de jeunes gens, petites troupes de vieillards qui fêtaient leur cinquante, soixante ou soixante-dix ans, enfants des écoles par centaines brandissant de petits fanions, dont certains groupes parfois campaient au soleil en attendant que leurs accompagnateurs sortissent de quelque fameuse brasserie où ils s’étaient engouffrés. Un étranger ignorant des coutumes aurait pu se demander qui travaillait en été dans ce pays à l’exception des aubergistes…

Comme la nôtre, la Suisse de Keller, celle des années 1880, était en crise. Or qui dit crise dit fuite en avant, abandon instinctif aux plaisirs, aux divertissements, à la fête. Difficile de ne pas y penser quand nous baignons dans une telle frénésie festivalière que l’on ne sait plus à quelle musique ou à quel théâtre se vouer.

Mais trêve d’acrimonie, ne boudons pas notre plaisir! Pour leur troisième édition, les organisateurs du festival Rilke ont choisi de placer la manifestation sous le signe des amitiés russes de Rilke en mettant en avant son amitié et sa correspondance avec deux écrivains russes, Marina Tsvetaïeva et Boris Pasternak.

Pasternak est connu dans nos contrées à cause de son «Docteur Jivago», du Nobel de littérature qui couronna son œuvre en 1958 et des ennuis qu’il lui procura. Sans déprécier «Jivago», je préfère presque «Sauf-conduit» (L’imaginaire, Gallimard) un petit texte autobiographique d’une langue belle et pure inspiré par une visite de Rilke chez les Pasternak au tout début du siècle.

Marina Tsvetaïeva ne jouit pas de la même notoriété. Comme si elle portait encore le poids d’une vie terrible faite d’exils, de séparations, de ruptures.

Rentrée en Union soviétique en 1939 à la veille de la guerre, elle vit son mari et sa fille condamnés à la déportation, son fils envoyé au front et elle-même reléguée sans ressources dans un coin perdu, empêchée de travailler, désespérée au point de se suicider en 1941. Des longues années d’exil à Berlin, Prague ou Paris pendant les années 1920-1930, datent la plupart de ses recueils de poèmes, ceux qui font d’elle la grande dame de la poésie russe du XXe siècle.

Si chez nous un grand poète ne rencontre même pas la considération que l’on accorde à un garagiste arrivé ou à un boursicoteur qui a blousé son monde, il n’en va pas de même en Russie, où la poésie est une espèce de don national. En Russie on n’apprend pas la poésie, elle vous tombe dessus. Chaque mouflet vous récite son Pouchkine mieux que ne le font ici les maîtres de diction avec Baudelaire ou Rimbaud.

A Sierre, nous avons vécu deux récitals d’une rare intensité donnés par une jeune chanteuse, Elena Frolova que la renommée va à coup sûr porter vers les sommets. Elle met en musique les poètes russes contemporains et a en particulier consacré un disque à Marina Tsvetaïeva.

Tour à tour pathétique, espiègle, envoûtante, sa voix (qui n’est pas sans rappeler celle de la Barbara des grands jours, mais avec plus de puissance et d’amplitude) vous laisse… sans voix. Entre deux chansons, un regard furtif sur l’auditoire vous apprend que chacun est subjugué.

D’ailleurs la pluie tombant à verse ne parvint pas à disperser un public sous le charme de ce brin de femme qui, a capella ou bien avec une guitare ou un guzla faisait résonner au milieu des vignes valaisannes les échos pas si lointains du monde russe. Cela avec une grâce toute poétique:

    Ma démarche est légère
    — Indice de ma conscience pure —
    Ma démarche est légère
    Ma chanson est sonore –
    Dieu m’a placée seule
    au milieu du vaste monde ;
    — Tu n’es point femme mais oiseau,
    Alors, vole et chante.