Il a réussi à faire passer un discours occidental dans la culture chinoise. Que le choc de deux mondes aussi antagonistes ait provoqué des cataclysmes est certain. Qu’il faille, après coup, porter des jugements de valeur sur ces cataclysmes l’est moins.
La soif commémorative des marchands d’informations est telle qu’un banal trentième anniversaire vaut aujourd’hui autant que le cinquantième ou le centième anniversaire de la chose célébrée. Ainsi en va-t-il cette semaine de la mort de Mao Zedong le 9 septembre 1976.
Chaque publication y va de ses articles, la télé suit, les éditeurs aussi. Avec, chacun, la même notation politiquement correcte sur les abus du tyran, le plus grand criminel de l’histoire, l’assassin d’au moins soixante millions de Chinois.
Avec aussi, en plus discret, la même fascination pour les raffinements de la barbarie asiatique, le tyran entretenant sur la fin de sa vie un gynécée dont on se doute que les fleurs les plus belles ne pouvaient qu’assouvir de sadiques voluptés. Il y a depuis fort longtemps une constance dans les fantasmes des plumitifs qui veut que les ruelles du pouvoir dissimulent forcément des lupanars. Ils faisaient déjà le coup du temps des Borgia!
En ce qui concerne la Chine, la distance qui sépare les analystes sinologues de la masse énorme des analysés simplifie en réalité la donne en épargnant le recours aux nuances, aux subtilités, aux finesses. Vue d’Occident cette civilisation subtile et fine, aux innombrables nuances, devient un mastodonte, rouleau compresseur, moloch gigantesque écrasant une vaste piétaille dont on ne sait pas vraiment si elle est douée d’âme, de discernement, de pensée pour tout dire tant elle serait composée de clones raélisés.
On pourrait en multiplier les preuves. Il y en a une qui me frappe: chacun sait que ce pays est une implacable dictature policière qui réprime aussi bien les crimes individuels, vols, viols, meurtres et autres forfaits que les crimes collectifs, révoltes, grèves, protestations de masse. Nos journaux rapportent régulièrement le nombre des fusillés dont la famille doit payer la balle fatale.
Mais qui connaît le nom de la police ou des polices qui font régner cet ordre? On a glosé, on glose encore sur la tchéka, le KGB, la CIA, la DST, la Securitate, la gestapo, etc., mais les services chinois restent sans nom.
J’ai lu quelque part en passant que le «bureau 601» (je ne garantis pas l’exactitude du numéro) traquait le Falungong. Mais de police politique, que pouic! inconnue au bataillon…
En poussant un peu plus loin le raisonnement, on se rend compte qu’aujourd’hui encore, alors que des dizaines de milliers de commerçants, d’industriels, d’ouvriers et de touristes occidentaux parcourent chaque jour la Chine dans tous les sens, jamais un article de gazette ou un reportage télé ne décortique le fonctionnement de l’appareil politico-administratif de l’Etat présidé par M. Hu.
On donne ci ou là un petit coup de canif sur la carapace du monstre tout en prétendant avoir montré son cœur, le battement de ses organes vitaux, la souplesse de ses articulations. Et quand le tout est de surcroît assaisonné de quelques statistiques aussi surréalistes que les 60 millions de morts attribués à Mao, on tombe carrément dans le grotesque.
Les marxistes de naguère, conscients de la difficulté, avaient trouvé la parade. Plutôt que de se perdre dans les méandres infinis d’une société peu réductible à nos critères communs, ils avaient inventé un concept qui connut son heure de gloire dans les années 1950.
Il s’agissait du mode de production asiatique. Dans la vulgate, il venait se greffer au-dessus du stade préhistorique où végétaient les indigènes des vastes contrées non civilisées d’Asie du sud, d’Afrique et du Brésil. Mais il n’atteignait pas le stade historique béni de la civilisation judéo-chrétienne qui de l’antiquité conduisait à la société sans classe.
Le mode de production asiatique n’était qu’un vernis conceptuel chargé de cacher le despotisme des castes de l’Inde, du communisme chinois ou du capitalisme agraire indonésien. Il atténuait le rôle des despotes et permettait d’en faire des hommes d’Etat présentable dans ce qui ne s’appelait pas encore la communauté internationale. Mao fut le plus grand de ces despotes. Et son influence fut mondiale.
La grandeur de Mao tient à son extraordinaire capacité de faire passer un discours occidental (accumulation capitaliste, industrialisation, culture de masse) dans un vaste pays que tout opposait à Descartes, Kant et Marx. Que le choc de deux mondes aussi antagonistes ait provoqué des cataclysmes est certain. Qu’il faille, après coup, porter des jugements de valeur sur ces cataclysmes l’est moins. A cette échelle, l’action politique EST l’histoire, la morale n’a rien à y voir.
Au risque de passer pour un provocateur, je vais même jusqu’à prétendre que l’action de Mao échappe au jugement moral précisément parce qu’elle fut révolutionnaire. Il est en cela le fils de la révolution française, la révolution des Danton, Marat, Robespierre, dont Bonaparte le thermidorien se fit malgré tout l’héritier en en développant l’héritage.
Bonaparte. Qu’on l’aime ou non (je préfère Buonarroti), il a ébranlé les soubassements de l’Eurasie et des Amériques, il a préparé la conquête de l’Afrique. Après Waterloo, jamais les efforts conjugués de tous les réactionnaires, Metternich en tête, ne parvinrent à rétablir durablement l’Ancien Régime car Bonaparte avait inventé la société moderne.
C’est lui qui ouvrit la voie à la révolution russe dont les premiers adeptes, poseurs de bombes barbus et débraillés, avaient son nom sur les lèvres en allumant la mèche. Cette révolution d’Octobre dirigée par Lénine finit par porter au pouvoir Staline. Alors que Napoléon avait dompté les révolutionnaires de 1789 au point d’en faire, comme Fouché ou Talleyrand, des serviteurs obéissants, Staline massacra ceux de 1917 et accoucha au forceps une société qui sut étatiser le capital en égalisant les hommes. Mais en Russie comme ailleurs, l’effondrement du socialisme réel ne peut abolir totalement les conquêtes du mouvement socialiste. Le retour en arrière est impossible.
En Chine, Mao s’inspira autant de Robespierre que de Lénine mais il sut se maintenir au pouvoir. Il fut aussi tour à tour Napoléon et Staline. Contrairement à Napoléon qui échoua devant Moscou, il réussit sa Longue Marche. Et comme Staline, il ne craignit pas de sacrifier des générations de paysans pour industrialiser le pays et le propulser de force dans la modernité. Son traitement des cadres tint du gant de velours napoléonien et du knout stalinien: un jour au sommet de l’échelle, le lendemain dans la boue. Comme Deng Xiaoping.