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Le téléspectateur devient diffuseur

Andrew Watson avait un vieux vélo, une caméra et une idée. L’étudiant en cinéma de Philadelphie en a fait un spot publicitaire pour Toyota. Ce film d’une vingtaine de secondes est aujourd’hui diffusé sur Current TV la chaîne de l’ancien vice-président américain Al Gore, diffusée sur le câble aux Etats-Unis et par l’internet dans le monde entier.

La démarche de Watson porte un nom: V-CAM (pour Viewer Created Ad Message), littéralement «message publicitaire créé par le téléspectateur».

Ce projet est le fruit de la collaboration entre Current TV et des multinationales comme Sony, L’Oréal ou Toyota. En début d’année, ces entreprises ont demandé aux téléspectateurs de la chaîne de leur réaliser des spots publicitaires. La rémunération pour les auteurs est alléchante: un chèque de 1000 dollars si le film est retenu, et la garantie d’une visibilité immédiate dans un marché de la publicité nord-américain qui privilégie de plus en plus l’interactivité avec les consommateurs.

Le spot d’Andrew Watson raconte, en vingt secondes, l’évolution de l’être humain sur deux, puis quatre roues avant de promouvoir le dernier modèle de la marque d’automobile japonaise.

«Je n’avais pas d’argent, juste cette idée, explique l’auteur. J’ai filmé mon skateboard, mon vélo, un van et j’ai utilisé des images mises à disposition par le constructeur sur le site de Current TV. J’ai fait le montage sur mon Mac, dans ma chambre.»

A 21 ans, Andrew Watson doit encore passer une année à la fac. Ce jeune touche-à-tout espère décrocher d’autres mandats dans la publicité.

Le genre d’offres que Tyson Ibele, 19 ans, a vu défiler. L’illustrateur du Minnesota a remporté le concours organisé par Sony: «La v-cam que j’ai réalisée m’a vraiment aidé à me faire connaître, dit-il. J’ai décidé de ne pas quitter mon emploi, mais cette expérience est un atout dans mon portfolio.»

Le phénomène des publicités réalisées par les consommateurs doit sa popularité à l’agilité de la nouvelle génération d’internautes en matière de nouvelles technologies. Cette versatilité se traduit par le succès de plates-formes comme myspace.com ou YouTube.com, nourries par les films de leurs utilisateurs.

Il y a deux ans, Converse avait lancé une campagne pour ses baskets s’appuyant sur des home vidéos. Le site internet Conversegallery.com sur lequel elles étaient présentées, a fait fureur. MasterCard et American Express ont, depuis, connu un succès similaire en adoptant cette stratégie marketing.

La démarche de Sony reste plus prudente. Le géant japonais de l’électronique a décidé de ne diffuser sa v-cam que sur Current.TV, dans le cadre de son partenariat avec la chaîne. Au lieu de facturer aux marques chaque diffusion de leurs spots publicitaires, la chaîne d’Al Gore rentabilise ses programmes au moyen de forfaits annuels d’environ un million de dollars par annonceur.

L’impact des v-cams sur la publicité américaine? Pour Doug Jaeger, fondateur de The Happy Corp, société spécialisée dans la création de marques, le procédé a des avantages: «Quand une société se tourne vers le consommateur pour assurer sa promotion, elle l’incite à l’interactivité. Et ça ne coûte pas cher. La v-cam est aussi l’expression de la culture américaine, constamment à la recherche de nouveaux talents.»

Les grandes agences de publicité traditionnelles, comme le géant Publicis, doivent réagir à cette évolution. «Les nouvelles technologies ont fondamentalement bouleversé les attentes des consommateurs, constate Susan Gianinno, directrice de Publicis Amérique du Nord à New York. Chacune de nos idées vise l’interaction avec notre public cible. Cette nouvelle dynamique nous force à changer radicalement d’approche vis-à-vis du consommateur.»

Denise Lee Yohn, ancienne vice-présidente du marketing chez Sony, n’est pas complètement convaincue par les v-cams. «J’ai quitté Sony il y a deux ans, notamment parce que ce groupe n’arrivait pas à définir son message, explique-t-elle depuis San Diego. Avant de recourir à la v-cam, une société doit avoir une image claire et stable.»

Selon la publicitaire californienne, les spots réalisés par des utilisateurs ne peuvent fonctionner que dans uncontexte très précis. «Je ne pense pas que les v-cams vont bouleverser l’industrie de la pub mais plutôt contribuer à son évolution. Aujourd’hui, une campagne doit s’inscrire dans le cadre d’une « discussion » entre le consommateur et la marque. Ces v-cams sont l’expression de ce dialogue.»

Un tiers de productions privées La démarche reste promise à un bel avenir sur Current TV. La chaîne de San Francisco qui touche aujourd’hui 28 millions de foyers aux Etats-Unis, est l’expression même de l’interactivité entre le téléspectateur et le diffuseur, un tiers de ses programmes étant réalisé par des privés.

Avec son ton indépendant et résolument jeune, Current TV a contribué à la métamorphose d’Al Gore dans l’opinion publique américaine. Battu par George Bush lors des élections présidentielles de 2000, l’homme alors considéré comme peu charismatique, est aujourd’hui très populaire dans les milieux de gauche.

Cette transformation de l’image d’Al Gore, 58 ans, s’est aussi opérée sous l’impulsion du site MoveOn.org, plateforme de résistance à la politique de George Bush. En 2004, MoveOn.org avait demandé à ses internautes de réaliser un spot critiquant le président américain. Nom de l’opération: «Bush en 30 secondes».

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 12 octobre 2006