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La pensée française à la peine

Le dernier essai de Pascal Bruckner, dont tout le monde parle, a passablement déçu notre chroniqueur, effaré d’une manière plus générale par le manque d’idée des grands noms de la philosophie française d’aujourd’hui.

France, ton cartésianisme fout le camp! Le temps où les universités et grandes écoles de la République livraient leurs fournées annuelles de têtes bien faites semble révolu.

La confusion s’est installée dans les esprits et la bonne logique qui permettait de sérier les problèmes, de les hiérarchiser et d’esquisser des hypothèses ou, pourquoi pas, des solutions, a rendu son dernier soupir.

Exagéré-je? A peine. Prenez les grands noms de la philosophie et de l’essayisme d’aujourd’hui, les Glucksmann, Comte-Sponville, Finkielkraut, Onfray et autres Bruckner, avez-vous, au cours de ces dernières années, repéré chez l’un d’entre eux ne serait-ce que l’ébauche d’une pensée? Moi aussi.

Dans la version soft de la non-pensée, il suffit que l’un (Onfray) fasse un tabac avec une histoire éculée de l’athéisme, pour que l’autre (Comte-Sponville) happe le fromage au passage et nous donne ces jours-ci un Esprit de l’athéisme qui s’annonce aussi peu roboratif que son concurrent.

Chez les plus durs, chez ceux qui se sont autrefois acéré les canines avec la pensée maozedong, le réflexe est pavlovien: la pensée ne s’exprime que sous forme de cri, contre les Russes pour les Tchétchènes (Glucksmann), contre les Serbes pour les Croates (Finkielkraut), contre les musulmans pour les Etats-Unis et Israël (Bruckner).

Si les pamphlets étaient bien ficelés, le lecteur pourrait à la rigueur y trouver son compte. Mais c’est loin d’être le cas parce que la belle dissertation à la française préfère la suite dans les idées à l’accumulation de rancœurs et de rancunes. Depuis quatre siècles, Descartes nous appris à traiter les passions avec distance, du haut de notre intelligence et lorsque nous donnons congé à cette intelligence, nous savons que c’est la bête tapie en nous qui s’exprime. Cela peut être sympathique, touchant, émouvant, mais cela ne mène jamais très loin.

La bête chez Monsieur Bruckner est terrifiée par la religion islamique. A lire son dernier ouvrage, La tyrannie de la pénitence, on a l’impression que cet intellectuel très parisien se sent encerclé par des barbus peu avenants dès qu’il s’engage dans sa cage d’escaliers. Cette sensation désagréable doit lui rappeler chaque matin que l’islam, contrairement à l’Eglise, n’a pas encore fait son aggiornamento. Alors, Monsieur Bruckner se lance in petto dans des imprécations qu’il s’empresse de coucher par écrit dès qu’il en a le loisir.

Il trouve par exemple que nos sociétés se complaisent trop à regretter les fautes commises autrefois, l’esclavagisme, le colonialisme, les guerres civiles, de conquêtes, voire de successions, le fascisme, le communisme, etc. Il n’est pas interdit de partager cet avis, même si l’on trouve ces autocritiques justifiées notamment pour approfondir un bilan historique et favoriser l’édification des nouvelles générations.

De là à parler de masochisme occidental (c’est le sous-titre de l’ouvrage), il y a un pas que je ne franchirais pas. De même que je n’y vois aucun goût pour la repentance. Nos sociétés sont largement déchristianisées et s’il est une chose qui a perdu de son importance, c’est bien le sentiment de la faute, de la culpabilité et leurs corollaires la contrition, la résipiscence, le repentir. Il y a belle lurette que le péché originel ne trouble plus le sommeil des générations montantes qui, par ailleurs, ont découvert de nouveaux rituels religieux éloignés des racines judéo-gréco-chrétiennes de nos civilisations.

Se plaindre dans la lancée que l’islam («l’autre religion conquérante» nous dit l’auteur) ne fait pas de même est hautement comique. Pris au premier degré, le raisonnement est même absurde: pourquoi l’islam devrait-il se repentir de ses méfaits si, justement, l’on condamne la propension des chrétiens à la repentance? Pis même: comment un brillant représentant de la pensée française peut-il traiter sur un pied d’égalité deux religions qui ne le sont pas? Est-ce si difficile de comprendre que les civilisations ont chacune leur stade de développement et que même au sein d’une petite partie (mettons la France dans le monde occidental), il est d’autres parties moins évoluées en vertu du vieux principe du développement inégal?

Mais le souci de Bruckner n’est pas de cet ordre-là. Il ne cherche pas à approfondir une pensée, à aligner des concepts, voire à les développer. Son objectif est plus prosaïque. Il est, comme nombre d’Occidentaux, intimement rassuré par la politique de l’administration Bush et de sa succursale moyen-orientale, le gouvernement Olmert. Et il le dit, le clame, en désignant l’ennemi à abattre, le terroriste arabo-irano-musulman.

Présentée comme un essai politico-philosophique, cette prose dégage une impression étrange. Un malaise qui n’est pas le fameux malaise dans la culture cher à Freud, mais celui de la mauvaise foi. De l’inadéquation des différents niveaux du discours entre eux. Mettons pour faire simple que les philosophes à la Bruckner sont à la philosophie ce que les bruiteurs sont à la musique.

Deux exemples suffiront à étayer cette affirmation. Restons pour commencer au ras du sol. Après avoir souligné que l’on peut se moquer de toutes les religions sauf de l’islam, Bruckner poursuit: «Ajoutons que les intégrismes juif, chrétien, ne sont pas moins grotesques et qu’on ne voit pas sans inquiétude aux Etats-Unis l’actuelle administration républicaine courtiser la droite religieuse la plus obscurantistes et la mieux organisée. Mais outre qu’ils ne jettent pas des bombes aux quatre coins de la planète, ces fondamentalismes restent minoritaires au sein de leur propre confession, contenus par les libéraux ou les traditionalistes» (p.66). Bruckner a raison: comme chacun sait, ces non-fondamentalistes que sont Bush, Cheney ou Rumsfeld ne bombardent pas les quatre coins de la planète. L’Afghanistan, l’Irak, la Palestine et le Liban leur suffisent!

Et enfin, un étage plus haut, cette conclusion, page 247: «Réconcilier l’Europe avec l’Histoire et les Etats-Unis avec le monde, telle est notre tâche en ce début du XXIe siècle. Apprendre à la première [dont les troupes, faut-il le rappeler, sont déployées au Liban-Sud, en Irak et en Afghanistan] qu’on ne gagne pas les batailles avec les seules armes du compromis et de l’incantation; aux seconds qu’ils ne sont pas seuls sur terre, investis d’une mission providentielle qui les dispenserait de quêter l’approbation d’autrui (…) que l’ambition de faire le bonheur des peuples malgré eux débouchent sur un désastre.»

Bruckner était en 2003 un des partisans les plus agités de l’invasion de l’Irak et de la nécessité de faire le bonheur des peuples malgré eux. A-t-il changé d’avis? Je ne le pense pas. Je crois, hélas, qu’il dit n’importe quoi.

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Pascal Bruckner, «La Tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental». Grasset, 258 pages.