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La mode de l’antiislamisme

Après Pascal Bruckner, c’est au tour d’Etienne Barilier de publier un essai sur une prétendue faiblesse de l’Europe et de justifier ses prises de position par une islamophobie aussi soudaine qu’injustifiée.

Les intellectuels seraient-ils comme des enfants qui se chipotent sur la marque la plus à la mode, celle qu’il s’agit de porter pour vibrer avec son temps ?

La semaine dernière, dans ces colonnes, je remarquais que la lecture du dernier ouvrage de Pascal Bruckner donne «l’impression que cet intellectuel très parisien se sent encerclé par des barbus peu avenants dès qu’il s’engage dans sa cage d’escaliers», tant sa peur de l’islamisme est grande.

Ma pique antiparisienne se révèle pour le moins limitative: je viens de lire le dernier essai d’Etienne Barilier, écrivain et philosophe lausannois, et j’ai constaté avec un brin de surprise qu’il était lui aussi emporté par la déferlante antiislamiste.

Or Barilier, son œuvre en témoigne, n’est pas une girouette prête à se laisser séduire par le dernier discours à la mode. Il ne fait pas non plus partie de ces intellectuels papillonnants butinant les idées du jour pour les resservir avec une feinte conviction sur les plateaux de télévision. Ancré dans une solide culture calviniste, il s’est plutôt illustré dans l’art de peser le pour et le contre avant de hasarder une conclusion et de n’avancer qu’à petits pas, avec prudence.

Or dans son approche des grands débats du jour, Barilier ressemble beaucoup à Bruckner: «L’Europe, écrit-il sur la quatrième page de couverture, n’a plus conscience d’être une civilisation. Au nom de ses crimes anciens, elle a renié le meilleur d’elle-même. Mais en ce début de XXIe siècle, elle n’a plus rien à renier parce qu’elle a tout oublié. Appauvrie et démunie, elle veut être bien avec tous ses voisins, proches et lointains. Elle veut surtout faire le Bien: nos artistes, nos politiques, nos médias, et jusqu’à notre langage, sont maniaques de la vertu.»

On ne saurait mieux avertir le lecteur qu’il aura droit à des considérations morales. Là, Barilier est original. Selon lui, nos sociétés européennes ont chuté dans le Bien et prennent un plaisir infini à s’y vautrer. Autrefois, on cultivait le beau, aujourd’hui le bien. Il n’y a plus — pour prendre un exemple éclairant — d’artistes, de sportifs, de «people» qui n’aient leur bonne cause à proposer au consommateurs de bienfaits que nous sommes devenus.

On connaît les grands spécialistes de ces bonnes causes (Madonna…) mais on réfléchit moins sur la posture d’artistes résolument postmodernes comme Thomas Hirschhorn ou Pipilotti Rist qui consacrent leur énergie à la recherche du Bien plus que du Beau, comme si l’esthétique était désormais privée de raison d’être au profit de la quête toute morale d’une bonne conscience.

Barilier développe sur ce paradoxe des analyses propres à stimuler la réflexion. Analyses qui se font décapantes quand il s’en prend aux dérives langagières contemporaines et en particulier à la détestation des mots épicènes — ces noms qui comme «homme» ou «écrivain» désignent aussi bien le mâle que la femelle. Il s’agit d’être bien pensant, de marcher dans le sens des «droits humains» (comme s’il y avait des droits inhumains) et de s’en gargariser.

Notre auteur fait en somme son travail de moraliste et avance des hypothèses que l’on peut partager ou non, mais qui favorisent un remue-méninges de bon aloi en ces temps d’incertitudes.

On ne peut en dire autant du cadre politique dans lequel il situe son propos. La géopolitique n’est pas son fort. Prenons l’Europe pour commencer. En quoi, au nom de crimes anciens, aurait-elle renié le meilleur d’elle-même? Jusqu’à nouvel avis, avec un minimum de recul historique, force est de constater que l’Europe ne s’est jamais aussi bien portée!

Je sais, l’Union européenne fait une crise de croissance, elle boutonne, elle bourgeonne. Certains boutons se transforment fâcheusement en bubons d’une peste brune que l’on espérait disparue. Et alors? Qu’elle lève la tête et la bête immonde sera à nouveau écrasée. Les structures démocratiques implantées depuis un demi-siècle sont solides.

Garante de la paix sur le plan international, l’Union européenne l’est aussi sur le plan intérieur. Mais, dira-t-on, la droite ultra ne cesse de marquer des points. C’est vrai, mais nous avons les moyens de la cantonner dans les marges. Même en Suisse où Blocher ne peut faire tout ce qu’il voudrait.

Quant à la culture européenne, quel est l’instrument de mesure qui permettrait de quantifier son déclin? Il suffit de regarder autour de soi, de feuilleter un magazine, d’écouter la radio pour constater que la culture est devenue un vecteur important de la vie économique développant un appareil productif employant (et faisant vivre) des centaines de milliers d’individus. Où? En Europe, pas en Amérique ou en Asie.

Et ce, à l’heure où les églises se dépeuplent, où la culture religieuse marque le pas. Les syncrétismes à la mode ne font tout de même pas une civilisation!

Pascal Bruckner et Etienne Barilier justifient tous deux leurs prises de position par une islamophobie aussi soudaine qu’injustifiée. Avant d’aller plus loin, je me dois de rappeler qu’au début de son mandat présidentiel, G. W. Bush n’avait pas encore arrêté sa position en politique étrangère. Pour le dire carrément, son administration allait-elle taper sur les Chinois ou les Arabes? Il ne le savait pas et le monde attendait.

Probablement impressionné par la puissance chinoise et dûment stimulé par un attentat organisé dans des conditions rocambolesques par Ben Laden, un ancien agent de la CIA reconverti dans le djihad, «W» décida de taper sur les Arabes. C’est — si je puis dire et pour utiliser un langage qui était encore admis il y a peu — de bonne guerre.

Les Etats-Unis ont des intérêts globaux (ou globalisés) qui transcendent non seulement nos modestes personnes mais aussi des nations comme la France ou la Grande-Bretagne. Ce qui ne devrait pas nous faire prendre des vessies pour des lanternes et une guerre du pétrole pour une guerre de religion. Ni nous empêcher de dénoncer cette manière de faire de la politique.

Dans ce contexte, les réflexions alambiquées d’un Tariq Ramadan, ce jésuite islamiste issu de l’enseignement laïc genevois, comptent pour beurre. Il fait son travail d’agitateur, mais chacun peut le contrer. Dans ce contexte, l’islamisme rampant de banlieues britanniques ou françaises en mal de considération, d’urbanisme et de socialisation n’a rien à voir avec un renouveau religieux. Il s’agit de l’expression de problèmes intérieurs. Des problèmes graves, explosifs, susceptibles de dérapages meurtriers, mais intérieurs tout de même.

Dans ce contexte enfin, le port du voile par telle dame désireuse d’exhiber sa soumission à Allah, à son papa ou son mari, est une affaire strictement privée et hautement inintéressante. Porterait-elle sous son voile le cilice cher à nos aïeux, que cela ne changerait rien.

Car, politiquement, le monde arabo-musulman est en pleine déconfiture, contrairement à ce que veulent faire croire les réseaux de propagande américains. Jamais il n’a été aussi soumis à l’Occident. Les gesticulations iraniennes ne sont que l’exception qui confirme la règle.

Je pourrais aligner les statistiques, mais me contenterai de noter que les Etats occidentaux occupent militairement toutes les positions stratégiques du Maroc au Pakistan en passant par le Sahara ou l’Asie centrale. Des troupes nombreuses (européennes notamment) sont déployées au Liban, en Irak, en Afghanistan. Les Etats arabes sont tous soumis à des despotes qui ne doivent leur pouvoir qu’à la protection américaine.

Bush s’apprête à recevoir une claque mémorable aux prochaines élections. Les républicains et leurs lobbies vont perdre du pouvoir sinon le pouvoir. Dans deux ans, la défaite sera encore plus cinglante. Que vont faire nos philosophes si demain une nouvelle administration décide de changer d’orientation, de s’accommoder, comme ils le font déjà dans la péninsule arabique, de régimes islamistes antidémocratiques, et de mettre la pression sur la Chine, seule puissance capable actuellement à concurrencer réellement l’hégémonie américaine?

Je crains hélas qu’ils ne se mettent à la queue leu leu pour nous servir le péril jaune sous toutes ses formes.

J’y suis: c’est là que l’Europe est momentanément faible. Ses intellectuels encore surpris par l’irruption d’une société mondialisée très complexe peinent à trouver leurs repères et, nouveaux Don Quichotte, luttent fébrilement contre des moulins à vent.

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Etienne Barilier: «La Chute dans le Bien», Zoé, Genève, 180 pages.