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Etats-Unis, le coup d’arrêt

Pour mesurer l’ampleur du désastre bushien, il suffit de regarder du côté de la Louisiane. Ou de l’Amérique latine. Sans même parler de l’Irak, où un accord avec les belligérants paraît totalement utopique.

Cinquante ans exactement après avoir conquis la direction politique de l’Occident lors de la fameuse crise de Suez, les Etats-Unis subissent un coup d’arrêt dont il est encore difficile de prévoir tous les développements. Mais quelques points émergent du désastre bushien qui méritent quelque réflexion.

Tout à sa conquête des puits de pétrole, «W» en a oublié de gérer son pré carré. Les analystes attribuent la déconfiture électorale quasiment autant à la mauvaise gestion des conséquences de l’ouragan Katrina sur la région de la Nouvelle-Orléans qu’à la guerre en Irak.

De plus, l’extrême pauvreté et l’immense désarroi des habitants de la ville ont montré à la face du monde les terribles inégalités qui font que la première puissance mondiale compte à l’intérieur de ses frontières des zones déshéritées comparables à certains pays très mal lotis du Tiers Monde.

Par ailleurs, les années Bush ont vu se rétrécir l’influence de Washington dans l’ensemble de l’Amérique latine. L’échec sans cesse renouvelé du bras de fer avec Castro, le renforcement d’un nouveau caudillisme symbolisé par les gesticulations de Chavez, le retour au pouvoir d’un épouvantail comme Daniel Ortega et la paisible conquête du statut de puissance autonome par le Brésil de Lula font que le domaine réservé cher il y a deux siècles au président Monroe a volé en éclat.

Inaugurant un apartheid nouveau inspiré des méthodes israéliennes, G.W. Bush a cru pouvoir régler la question latino-américaine en construisant un mur dont l’importance est purement idéologique. C’est aller à rebours du bon sens, se mettre en position défensive, pratiquer la fermeture dans un monde marqué par l’ouverture.

C’est surtout commettre une grossière erreur politique: le temps est proche où le vote latino comptera plus que le vote juif pour faire et défaire présidents et sénateurs.

L’essentiel de l’enjeu mondial reste pour le moment confiné au Moyen Orient, un Moyen Orient dont le rôle charnière demeure déterminant pour faire fonctionner la machine politique américaine. A cause du pétrole, à cause d’Israël et parce que les guerres qui s’y déroulent alimentent un lobby militaro-industriel toujours plus avide d’engloutir les milliards du budget de la défense.

Il sera intéressant de voir dans quelques jours les propositions avancées par la commission dirigée par James Baker épaulé par Robert Gates, le successeur désigné à la succession de Rumsfeld à la tête du Pentagone, pour sortir de l’imbroglio irakien où dégénère de jour en jour la guerre civile politico-religieuse opposant chiites et sunnites.

Un retrait planifié de l’armée américaine d’occupation devrait (en principe, mais où sont les principes de Washington?) s’appuyer sur un accord minimum avec les belligérants qui en l’état actuel paraît tout simplement utopique.

Même la fédéralisation de l’Irak en trois entités autonomes (chiites, sunnites et kurde) n’est pas envisageable. Quoi qu’il en dise, l’actuel gouvernement irakien ne contrôle rien.

Si la cohabitation interirakienne est impossible, restent deux solutions. La première, une fédération imposée et soutenue par les Etats-Unis, vient d’être rejetée dans les urnes. Reste alors la partition, l’éclatement de l’Etat irakien qui, somme toute, n’a aucune justification historique autre que coloniale. Or si l’on peut tout à fait imaginer l’apparition d’un Etat chiite et d’un Etat sunnite, que faire avec le Kurdistan?

Cela fait près d’un siècle que, gagnés eux aussi par les préceptes wilsoniens du droit à l’autodétermination des peuples, les Kurdes combattent pour la création de leur propre Etat-nation. Pour comprendre l’enjeu, il ne faut pas oublier que les dernières estimations donnent 12 millions de Kurdes en Turquie, 6 millions en Iran, 4 millions en Irak et 800 000 en Syrie.

La situation actuelle a permis aux Kurdes irakiens de développer leur autonomie dans des conditions proches de l’indépendance tout en ayant quelques représentants à Bagdad, dont Jalal Talabani, chef très théorique de l’Etat.

Tant que ce pouvoir kurde se développe à l’intérieur de frontières garanties et contrôlées par l’armée américaine, les voisins de l’Irak n’ont pas de raisons de trop s’inquiéter. Encore que la Turquie, menacée de démembrement si la question kurde éclatait violemment, ait renforcé sa présence militaire aux frontières et, dit-on, en Irak même.

Mais si l’Etat éclate, personne ne pourra empêcher les Kurdes irakiens de proclamer leur indépendance, une indépendance qui pourrait s’appuyer sur quelques excellents puits de pétrole dans la vallée du Tigre. Or c’est précisément ce qui angoisse au plus haut point Ankara et Téhéran qui écrasent depuis des décennies toute velléité indépendantiste kurde sans craindre de recourir à l’artillerie si nécessaire.