GLOCAL

Les mots de Jean-François Bergier

Le grand historien suisse se confie dans un livre d’entretiens aussi passionnants qu’instructifs à propos de l’évolution récente du pays. Brillant.

Les éditions Zoé publient ces jours-ci des entretiens de Jean-François Bergier avec Bertrand Müller (historien) et Pietro Boschetti (journaliste à la TSR). Qu’un historien aussi chevronné accepte de parler librement de son métier et de l’évolution de la recherche historique est suffisamment rare pour que l’on s’y arrête.

Né en 1931, Bergier a fait ses études et commencé sa carrière dans une université qui était encore celle de grand-papa. Elève et disciple de Ferdinand Braudel dont il suivit l’enseignement à Paris, il soutient en 1963 une thèse au titre emblématique, «Genève et l’économie européenne de la Renaissance», qui lui vaut d’être illico nommé professeur ordinaire d’histoire économique à l’Université de Genève.

Six ans plus tard, il s’en va à l’EPFZ où il succède à Jean-Rodolphe de Salis pour un enseignement d’histoire dispensé en français.

C’est là que le Conseil fédéral — aux abois suite à la crise des fonds en déshérence — va le chercher dans la soirée du 18 décembre 1996 pour lui confier la présidence de la Commission indépendante d’experts chargée d’investiguer sur la politique suisse pendant la Deuxième Guerre mondiale. Bergier est alors à la veille de sa retraite. Il se jette en pleine tourmente.

Politiquement, Jean-François Bergier est venu tardivement à l’engagement politique public. Il prend le virage en 1992 en publiant juste avant la votation sur l’EEE un essai intitulé «Europe et les Suisses. Impertinences d’un historien» (Zoé). Il s’agit d’une brillantissime mise en perspective de nos relations avec le reste du continent au fil des siècles. Il y défend notre intégration à l’Europe avec une conviction fondée sur une vie de fréquentation de l’histoire:

«Je me suis efforcé d’être honnête avec l’histoire en traduisant son message comme un appel clair, sans détours ni fausses pudeurs, à l’intégration de la Suisse dans l’Europe de demain; car c’est ainsi seulement qu’elle se révélera fidèle à la richesse de son passé et apte à affronter l’avenir.» (p. 171)

Dans les entretiens publiés aujourd’hui, Bergier revient en détail sur les conditions étranges dans lesquelles il travailla. Il dut gérer les travaux d’historiens mandatés officiellement pour fouiller dans des archives que personne, dans les milieux politique ou économiques suisses, ne désirait vraiment ouvrir. Par ailleurs, les attaques du sénateur américain Alfonse D’Amato maintenaient à l’étranger et dans la presse internationale une pression qui ne retomba finalement qu’avec sa disparition de la scène politique fin 1998.

Sur l’accord signé en 1998 par les banques afin de sortir d’une crise délétère pour la place financière suisse, Bergier est on ne peut plus clair:

«Pour ce qui est des banques, ce n’était pas vraiment une restitution puisqu’elles n’ont pas attendu de savoir quel en était le montant et qu’elles ont versé dès 1998 une somme dix fois supérieure à ce que les enquêteurs du Comité Volcker ont finalement trouvé. Elles se sont dédouanées, c’est leur problème. Mais ça n’était plus une réparation, c’était une espèce d’amende honorable.»

Le reflux des polémiques permet à la Commission de travailler plus sereinement. Mais l’indifférence s’installe progressivement et les événements qui furent parmi les plus discutés de notre histoire récente intéressent de moins en moins les gens, les médias et les autorités. Quand la Commission Bergier rend son rapport en décembre 2001, les autorités se montrent distantes au point de refuser d’en prendre connaissance:

«Une délégation du Conseil fédéral nous a reçus fort aimablement — en l’absence de tout journaliste. Mais elle a refusé de prendre possession des exemplaires que nous étions fiers de lui remettre. Elle craignait des fuites! C’est quand même un peu affligeant ou inquiétant. Ça nous a choqués.»

Au-delà du récit détaillé des difficultés rencontrées par la Commission, Jean-François Bergier développe aussi une sorte de bilan de la recherche historique suisse au cours des trente dernières années, avec les avancées exceptionnelles réalisées non seulement en histoire économique mais aussi en particulier dans l’histoire alpine. Pour arriver à une conclusion pour le moins décapante:

«Je crois que l’historiographie récente, si elle s’appuie sur des recherches localisées en Suisse, en Autriche, en Italie, ne le fait plus dans un esprit d’histoire nationale. D’ailleurs je me demande de plus en plus si cette notion d’histoire nationale a encore un sens. Même en Suisse.»

Eh, oui. Place aux grands espaces, à l’Europe !

——-
Bertrand Müller et Pietro Boschetti: «Entretiens avec Jean-François Bergier», Zoé, 300 pages.

Pietro Boschetti: «La Suisse et les nazis. Le rapport Bergier pour tous», Zoé, 2004, 190 pages.