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Tous les coups sont permis

«Si un poulet et demi pond un oeuf et demi en un jour et demi, combien d’oeufs pond un poulet en une journée?» Abasourdi par la question, le candidat se demande un instant s’il n’a pas été propulsé par erreur sur le plateau d’un jeu télévisé. Il s’agit pourtant bien d’un entretien d’embauche et le chef du personnel le regarde avec insistance, attendant une réponse. Les demandeurs d’emploi romands sont devenus familiers de ce genre de scénarios cauchemardesques. «Il y a une dizaine d’années, le monde des ressources humaines en Suisse était très en retard par rapport à d’autres pays, mais il s’est beaucoup professionnalisé», explique Pierre Gfeller, coordinateur de l’Observatoire romand et tessinois de l’emploi (ORTE). Beaucoup d’entreprises se sont ainsi dotées de départements chargés exclusivement des ressources humaines.

Raison de cet engouement pour les RH: «Les entreprises se sont rendu compte que se tromper dans un engagement était très coûteux», poursuit Pierre Gfeller. De même, «l’avènement de systèmes d’assurances qualité (certifications ISO, etc.) et des lois sur la protection des données ou l’égalité oblige toujours plus de sociétés à standardiser leurs processus de recrutement», souligne Adrian Bangerter, professeur de psychologie du travail à l’Université de Neuchâtel.

Finis les entretiens menés «au feeling» et les engagements effectués sur la base d’une simple recommandation: «Les recruteurs sont de moins en moins formés sur le tas, remplissant ce rôle à côté de leurs autres activités au sein de la firme. Le métier est en train de se professionnaliser. En témoigne le brevet fédéral de spécialiste des ressources humaines.»

Cette myriade d’experts nourrit sa pratique de théories puisées dans une prolifique littérature spécialisée, constatait Adrian Bangerter lors d’une enquête portant sur 90 responsables des RH helvétiques. «Ces livres et guides de conseils laissent peu de place aux vraies théories scientifiques – pas très spectaculaires – et préfèrent évoquer des méthodes fantaisistes qui promettent de déceler la face cachée du candidat.» Conséquence: les entretiens d’embauche deviennent de plus en plus conceptuels. Florilège des nouveautés les plus surprenantes.

Les tests de la personnalité ont la cote auprès de la nouvelle génération de recruteurs. Visant à mesurer le «savoir-être» du candidat, ils se réclament de la psychologie, voire des neurosciences. A la Romande Energie, on évalue le comportement du futur employé au moyen d’une liste d’adjectifs à cocher (méthode «Predictive Index»).

Pour les cadres et les spécialistes, on a recours à un questionnaire avec 400 entrées qui permet notamment de mesurer «l’optimisme et la joie de vivre» ou «le tact et la diplomatie» sur une échelle de 1 à 20 (méthode «Sigmund Potentiel»). «Le savoir-être ne s’acquiert pas, contrairement aux compétences techniques», explique Claude Ruch, directeur des ressources humaines pour la société. Mieux vaut donc ne pas se tromper sur ce point lors d’un engagement. Le cabinet de recrutement genevois Ethys emploie l’outil «Success Insight», qui classe les personnalités en quatre catégories: rouge pour les battants, vert pour les réservés, jaune pour les communicants et bleu pour les rationnels.

La société genevoise Benno Gartenmann Management Partner, spécialisée dans le recrutement de cadres, modélise pour sa part les attitudes et motivations du candidat sous forme de schémas en 13 couleurs. L’outil, appelé Empreinte, a été développé dans les années 80 sur la base des recherches du neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux.

Antonino Musumeci, responsable des opérations RH à la Deutsche Bank, base quant à lui son choix à 20% sur l’analyse de la communication non verbale, davantage encore s’il s’agit d’un poste de directeur chargé de représenter la banque vis-à-vis du monde économique. «Les compétences techniques ont une durée de vie limitée. Dans dix ans, qui sait si elles serviront toujours. Je veux savoir ce que la personne peut m’apporter de plus. A compétence égale, cet élément fera la différence.» Le recruteur examine donc soigneusement les gestes de son interlocuteur: «S’il me regarde en face, cela dénote une certaine franchise. A l’inverse, une poignée de main molle n’inspire pas confiance.»

Ancêtre de ces techniques, la graphologie continue elle aussi à être largement utilisée par les recruteurs. «Environ 15% des entreprises reconnaissent y avoir recours, relève Angelika Burns, présidente de la Société romande de graphologie. Mais le vrai chiffre est sans doute bien plus élevé, beaucoup de chefs du personnel n’osant pas dire qu’ils utilisent cette méthode.» L’analyse de l’écriture permet, selon elle, de fournir la structure de la personnalité d’un candidat: «On peut voir s’il apprécie ou fuit le contact, s’il aime aller dans le détail ou en rester aux grandes lignes», cite-t-elle en vrac.

Tous ces responsables précisent pourtant que les examens de la personnalité ne doivent en aucun cas constituer le seul critère de décision. Leur validité reste controversée. «Les approches qui affirment décrypter le comportement du candidat ne sont pas de bons indicateurs, juge Adrian Bangerter. Elles se fondent en général sur une interprétation naïve ou erronée de la psychologie.» Quant à la graphologie, «elle n’a, selon lui, aucune valeur informative».

André* postule comme cadre parmi 100 autres candidats. Pendant l’entretien, le chef du personnel lui demande soudain s’il se protège contre le sida. Il part en claquant la porte. Une semaine plus tard, on le rappelle pour un second rendez-vous et on lui explique que cette question indiscrète était en fait une tactique pour opérer un tri rapide parmi les candidats. Ceux qui y ont répondu n’ont pas été rappelés. Les témoignages de candidats qui ont vécu un entretien mouvementé ou humiliant abondent. «Lorsque je suis entré dans la salle, le chef du personnel ne m’a même pas proposé de m’asseoir, raconte ainsi Guillaume*, informaticien vaudois âgé d’une trentaine d’années. Je suis resté bêtement debout. Il a alors commencé à me bombarder de questions.»

Autre avatar de ces tactiques de déstabilisation: les «brainteasers» ou casse-tête. Il s’agit de questions mathématiques, le plus souvent insolubles en l’espace de quelques secondes, que l’on pose au candidat pour tester sa capacité analytique et sa résistance au stress. Exemple de ces jeux d’esprit: le niveau de l’eau monte-t-il ou descend-il quand on lève l’ancre? La réponse va à l’encontre du sens commun: l’eau monte, car la masse de la barque qui s’enfonce dans l’eau est supérieure à celle de l’ancre qu’on en retire. La question du poulet (du début de cet article) est du même ordre. La solution est: deux tiers d’oeuf.

De l’autre côté du miroir, des recruteurs reconnaissent en partie avoir recours à ce type de méthodes. «Il nous arrive de passer du coq à l’âne au cours d’un entretien, de demander au candidat d’évoquer un incident tiré de sa scolarité, puis bifurquer soudainement sur un élément de sa vie professionnelle», admet Antonino Musumeci, de la Deutsche Bank. D’autres changent de langue au milieu d’une phrase, passant du français à l’anglais, puis à l’allemand sans avertir. «Parfois, lorsqu’un candidat affirme quelque chose, je dis que je suis d’un autre avis alors que ce n’est pas forcément le cas, ou j’accélère subitement le rythme de l’entretien, détaille de son côté Edna Didisheim, directrice de l’agence homonyme. Mais il faut qu’il y ait un sens, on ne le fait que pour les cadres qui auront à réagir à des situations inattendues dans le cadre de leurs fonctions.»

Marcel Magnenat, patron de l’agence de recrutement du même nom, utilise lui aussi ces méthodes «de manière sélective, en fonction des besoins du poste. Elles sont par exemple justifiées pour un vendeur qui devra avoir une forte résistance au stress.»

Lorsque Deborah*, 26 ans, postule pour un poste de chargée de communication auprès d’une grande organisation internationale de l’arc lémanique, elle est très motivée. Un test en anglais et trois entretiens plus tard, elle est toujours dans la course. D’ailleurs, elle est la dernière en lice. Elle découvre alors que le poste mis au concours ne sera finalement pas créé, et que son dossier sera simplement classé dans un registre de profils intéressants.

Aujourd’hui, Deborah ne peut s’empêcher de penser que l’organisation souhaitait «se garder quelques dossiers sous le coude pour plus tard». Léa*, 27 ans, a vécu une aventure similaire. «J’ai postulé pour un emploi dans le marketing sur un site internet de petites annonces. On m’a conviée pour un entretien auprès d’une agence de placement genevoise. Sur place, j’ai appris que le poste n’existait pas et que le cabinet cherchait juste à se créer un fichier de profils à proposer à ses clients.»

Les recruteurs sont en général réticents à reconnaître ces pratiques, préférant parler d’entretiens exploratoires. «Si quelqu’un m’envoie une candidature spontanée, je peux lui proposer une rencontre pour faire connaissance, note Christiane Morel, directrice du cabinet Ethys. Mais je suis claire: je précise qu’il n’y a pas de poste actuellement.» A UBS, on se dit «toujours intéressé par les bons profils, d’autant plus que la banque est en phase de croissance».

Olivier Seppey, responsable de son centre de recrutement romand, indique ainsi mener parfois des entretiens avec des candidats potentiels sans qu’un poste ait été défini au préalable. «Cela peut déboucher sur la création d’un emploi ou alors nous conservons son dossier pour plus tard, avec son assentiment, tout en maintenant un contact régulier.» Claude Ruch, de la Romande Energie, met toutefois en garde: «Ces viviers de candidats sont périssables. Lorsqu’on en recontacte un, on se rend souvent compte que son dossier n’est plus d’actualité.»

Confrontées à la multiplication des candidatures pour le moindre poste mis au concours, certaines entreprises ont pris les devants et instauré un système complexe de barrières que les candidats doivent franchir avant de rencontrer un responsable des RH en chair et en os. Chez Procter & Gamble, les postes ouverts sont affichés sur internet. Pour postuler, il faut remplir un formulaire en ligne, complété par un CV en anglais et un résumé de ses résultats scolaires. L’employé prospectif sera ensuite convié à un examen écrit de soixante-cinq minutes, avec exercices de compréhension, de mathématiques et de raisonnement. En cas d’échec, il devra attendre douze mois avant de pouvoir se représenter. Ce n’est qu’à l’issue de toutes ces étapes qu’un petit nombre de personnes seront convoquées pour un entretien.

Un premier tri qui offre à l’entreprise un gain de temps important et qui lui assure de ne rencontrer que les candidats les plus motivés. «Les sociétés qui utilisent ces questionnaires types sont en général les grands groupes qui reçoivent des centaines de candidatures», confirme Pierre Gfeller, de l’ORTE. L’informatique est devenue un allié précieux pour eux: «On peut mettre les tests sur internet et les chefs du personnel ont un logiciel pour scanner les CV à la recherche de mots-clés», explique Adrian Bangerter. Une procédure de présélection serrée pour séparer le bon grain de l’ivraie en deux clics de souris.

*Prénoms fictifs.

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Droit au mensonge?

Juridiquement, les entretiens d’embauche se trouvent dans une zone grise, puisqu’il s’agit d’un rapport précontractuel. Si l’employeur est l’Etat, la Constitution lui interdit toute discrimination de race, sexe, âge ou mode de vie. La définition de ce dernier critère fait toutefois débat: «Le fait d’être fumeur peut-il être considéré comme un mode de vie?» interroge ainsi Pascal Mahon, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Neuchâtel, qui rappelle que la question s’est posée lorsque l’OMS a décidé de ne plus engager de fumeurs.

Si l’employeur appartient au secteur privé, le demandeur d’emploi qui se sent lésé ne peut invoquer que l’article 328 du Code des obligations qui oblige son futur patron à respecter sa personnalité. «Cette disposition interdit à l’intervieweur de poser des questions trop privées au candidat, sur une future grossesse, par exemple», explique le professeur. Mais, ici aussi, la définition pose problème: doit-on considérer qu’un recruteur agressif ou un test psychologique poussé représentent une atteinte à la personnalité? Sans oublier qu’«une personne qui refuserait de répondre à une question lors d’un entretien d’embauche n’aurait que peu de chances de décrocher le poste», note Pascal Mahon. Certains juristes reconnaissent donc le droit aux candidats de mentir à leur futur employeur pour préserver leur sphère privée. Une interprétation très controversée…

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 21 décembre 2006