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L’homme qui enseignait la peinture aux aveugles

Il lui prend délicatement la main et la pose sur la palette de couleurs. Il la guide ensuite sur les différentes teintes: «Ici tu as l’ocre, puis le cobalt, et encore le pourpre.»

Il lui tend des pinceaux de différentes tailles pour qu’elle les sente, qu’elle tâte la longueur des poils, avant de procéder au mélange de couleurs. A chaque geste, il décrit ce qu’il fait d’une voix douce et patiente. Elle peut désormais tremper son pinceau dans la peinture et se mettre à l’œuvre.

Jean Devost, 58 ans, artiste peintre québécois, enseigne son art à Françoise Witchi, 50 ans, qui est aveugle depuis l’adolescence.

«Elle est arrivée un beau jour d’avril 2005 et m’a demandé de lui apprendre à peindre, raconte ce natif des îles de la Madeleine relocalisé à Bevaix, en Suisse. Dans ma tête, j’étais prêt pour cela. Quelque part, je l’attendais.» Lui-même travaille souvent les yeux fermés «pour mieux faire sortir ce que j’ai dans le ventre, sans trop l’analyser». La demande de Françoise lui a donc paru toute naturelle.

Débute alors un long processus d’apprentissage. «Nous avons dû trouver une porte d’entrée dans la peinture pour elle.» Ils commencent par travailler avec un châssis comportant un cadre surélevé, pour que l’élève sache toujours où se trouvent les limites de la feuille. Elle s’initie au dessin avec des exercices simples: des ronds, des lignes ondulées, qu’elle remplira progressivement. «Cela nous a montré qu’il était possible de travailler dans l’espace.»

Jean Devost lui donne alors un cube en carton à manipuler. Elle devra le dessiner. Petit à petit, elle ajoute des jeux d’ombre et de lumière, les carrés deviennent des maisons, la couleur fait son apparition et le dessin devient plus spontané.

«Il y a eu une première phase d’apprentissage technique, puis nous sommes passés à la création artistique. J’ai alors pu prendre un peu de recul.» Au fur et à mesure que son élève progressait, il a développé une foule de petites astuces pour lui faciliter la vie.

Pour lui enseigner la perspective et les points de fuite, il a par exemple dessiné des schémas à la colle sur des plaques en verre, pour qu’elle puisse sentir avec les doigts le motif en surimpression. De même, elle peint sur des panneaux en Pavatex, sur lesquels elle peut graver sa composition avant de la réaliser en couleurs. Et pour lui fournir des points de repère, il colle des petites gommettes sur les bords du tableau aux endroits où se trouvent les différents éléments du dessin. Il n’oublie jamais de complimenter son apprentie: «C’est déjà très beau, tu nous a fait un beau cadeau, là.»

Entre les deux, on sent une grande tendresse. Ce qui ne les empêche pas de se chamailler parfois: «Ce n’est pas comme ça qu’on tient le fusain. Tu vois, tu pensais avoir compris, mais tu ne savais pas.» Mais ils se disputent avec cette complicité qui naît de longues heures passées ensemble à expérimenter, à se tromper avant de réussir.

Les obstacles ont en effet été nombreux. «Nous avons dû faire bouger les mentalités. Beaucoup de personnes ne croyaient pas que Françoise pourrait faire des perspectives, dessiner des portraits. Ils se disaient qu’un aveugle peut à la rigueur sculpter, mais pas peindre. L’abstraction était trop grande pour eux.»

Jean Devost reste pourtant convaincu que même un personne née sans vision peut apprendre son art. Avec cette conviction, il a abordé la Fédération suisse des aveugles (FSA) pour leur proposer de monter un cours de peinture.

«A la FSA aussi, il a fallu dépasser une certaine barrière mentale. Les associations ont parfois tendance à mettre les aveugles dans un moule, à leur dire ‘ça c’est pas pour vous’», note Françoise. Sans oublier que les malvoyants eux-mêmes se mettent des obstacles.

«Déjà chez les voyants, beaucoup de personnes ne se croient pas capables de dessiner. Les non-voyants ont, de plus, tendance à se placer au coin du mur. Heureusement, ce sont aussi des gens qui ont l’habitude d’expérimenter, de tester des choses nouvelles», ajoute le peintre.

Le cours a lieu à l’été 2006. Huit personnes y assistent, Romands et Alémaniques confondus. Une nouvelle session est d’ores et déjà prévue pour 2007. «Si je peux aider, ne serait-ce qu’une dizaine de personnes en Suisse, à se réaliser, à voir les choses autrement, je suis content», raconte l’artiste, qui a quitté son Québec natal il y a une dizaine d’années avec quelques promesses d’exposition en Suisse en poche.

Entre temps, il en a réalisé plus de 30, et vit aujourd’hui principalement de son art. Mais depuis deux ans, il a très peu peint. «Je me suis beaucoup consacré à l’apprentissage de Françoise. Cela m’a pris énormément de temps, mais je ne regrette rien.»

Son engagement remonte loin: déjà au Québec il enseignait la peinture aux prisonniers ou à des personnes atteintes de déficiences. L’épanouissement de son élève représente une belle récompense. «En un an et demi, elle a tellement changé, elle est plus heureuse, elle va davantage vers les gens.»

A long terme, il lui a aussi rendu un service plus prosaïque: «Dans 10 ans, quand Françoise aura acquis un peu plus d’autonomie, peut-être qu’elle pourra gagner un peu d’argent avec ses peintures.» Pour l’heure, Jean Devost lui prépare une exposition en 2007. Il rêve déjà d’un autre accrochage pour tous ses élèves malvoyants en 2008.

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«Pourquoi pas moi?»

Françoise Witchi, 50 ans, a perdu la vue à l’âge de 12 ans. Mais cette native du Sud de la France a toujours conservé une passion pour l’art. «Je continuais de visiter des expositions en me faisant décrire les tableaux.»

Le déclic se produit dans un musée en Italie: «Devant les arlequins de Picasso, je me suis rendue compte que son dessin était parfois imprécis. Je me suis alors dit ‘pourquoi pas moi?’.» Françoise a toujours essayé de maintenir des passerelles avec le monde des voyants. «La peinture appartient à cette démarche.»

Avant de se lancer dans le dessin, elle a d’ailleurs tenté la photographie. «Je ressens la lumière et, quand elle me paraît intéressante, je prends mon appareil photo avec moi.»

Aujourd’hui, elle avoue une préférence pour l’aquarelle. «Je peux en faire seule à la maison. L’acrylique en revanche demande davantage d’organisation. On doit me préparer les couleurs.» Le plus dur, raconte-t-elle, est de savoir quelle pression appliquer sur le tableau, d’évaluer le point de contact entre le pinceau et la toile. De même, il faut être très ordonnée, conserver ses feuilles attachées pour s’y retrouver. «On n’est jamais à l’abri d’un accident. Mes crayons peuvent se mélanger, et là j’ai besoin de l’aide de Jean.»

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Une version de cet article est parue dans Migros Magazine du 15 janvier 2007.