TECHNOPHILE

Scènes de crime: l’identification génétique

A Berne, la police fédérale conserve déjà près de 80’000 profils d’ADN. Dans ce service comme dans «Les Experts», les énigmes se résolvent au moyen des sciences dures.

Dix ans derrière les barreaux pour une goutte de sperme. La justice vaudoise a identifié et condamné celui qu’on a communément surnommé «le pervers de Vevey» sur la base de l’empreinte ADN que la police scientifique a trouvée à proximité du lieu de la première des quatre agressions qui ont terrorisé la cité lémanique à l’été 2003. Le procès très médiatisé qui s’est tenu l’an dernier a démontré l’impact des traces génétiques sur les juges. Nouvelle «reine des preuves», la trace d’acide désoxyribonucléique (ADN) a permis de passer outre l’absence d’autres indices et d’aveux de la part du sadique.

La science assiste toujours plus résolument la police dans l’interpellation de suspects et dans leur condamnation. Identification par l’ADN, mais aussi empreintes digitales et analyses de visages en 2D issus des bandes de vidéosurveillance composent la trilogie d’identifiants biométriques qui assistent les enquêteurs.

Toujours plus pointue en terme de technologie, l’analyse ADN consacre l’ouverture du monde policier à l’université et attire les foules estudiantines: «Les volées atteignent désormais 150 étudiants, alors qu’on ne dépassait pas les cent recrues il y a encore quatre ans», relève Christophe Champod, professeur de sciences forensiques à l’Université de Lausanne. Un attrait pour la criminalistique dopé par le rendez-vous télévisuel des «Experts», série star de l’audimat qui a définitivement rangé au placard les intuitions à la Hercule Poirot. Les énigmes s’y résolvent au moyen des sciences dures, et pour un surplus de réalisme, les producteurs ont fait appel aux conseils d’une équipe de légistes professionnels.

En Suisse, la police fédérale a suivi assez tardivement la tendance. Elle a inauguré CODIS (Combined DNA Index System), un programme de collecte de profils ADN développé par le FBI américain au tournant du millénaire. Vingt-quatre fonctionnaires fédéraux travaillent dans ce service qui compte aussi un fichier d’empreintes digitales.

En phase de test pendant cinq ans, cette banque de donnée centrale est réglementée depuis janvier 2005 par l’«Ordonnance sur l’utilisation de profils d’ADN dans les procédures pénales et sur l’identification de personnes inconnues ou disparues». Une loi qui restreint la collecte de matériel biologique à un catalogue de délits bien précis et garantit efficacement la protection des données. Des précautions qui ont évité à notre pays un débat polarisé autour de ces questions.

Le fichier conservait 75’513 profils au 31 mai 2006. Un chiffre qui gonfle régulièrement avec un apport en augmentation chaque année. Plus de 11’000 nouveaux profils ont ainsi intégré les terminaux fédéraux en 2005.

Ce nouvel édifice laisse peu de place au doute dès qu’il s’agit d’identifier un criminel: «Les rapprochements sont hautement probants. Lorsqu’une trace est en quantité suffisante et non dégradée pour conduire à un profil génétique complet, c’est-à-dire une caractérisation de dix marqueurs ainsi qu’un onzième concernant le sexe, la probabilité d’un rapprochement fortuit avec un individu est de l’ordre de 1 sur 1 milliard», assure Christophe Champod. Une trace dégradée ne livrant que six marqueurs identifiables permet encore de circonscrire l’erreur à une petite chance sur un million. «Cette marge est sujette à variation selon la nature des allèles détectés», nuance le chercheur.

Martin Killias, professeur de droit pénal à l’Université de Lausanne rappelle que cet instrument livre plutôt des suspects aux enquêteurs que des coupables aux juges: «Les indicateurs biométriques ont facilité le travail de recherche des auteurs inconnus. Après identification d’un suspect, la police peut récolter diverses preuves à son encontre.» Que l’analyse ADN supporte à elle seule l’accusation lors d’un procès comme à Vevey demeure un «fait rarissime» en Suisse: «Dans le droit européen, aucune règle stricte ne codifie la valeur d’une preuve. Selon sa force de persuasion, elle emporte ou non l’adhésion du juge», poursuit le juriste.

Instrument à charge, l’ADN fonctionne aussi – et c’est un développement des plus méritoires de la médecine légale – comme preuve à décharge. L’Innocence Project de New York est ainsi parvenu à tirer une dizaine de prisonniers des couloirs de la mort américains en démontrant que leur ADN différait des traces prélevées sur les scènes de crime.

A Berne, l’élargissement de la banque de données ADN va de pair avec un accroissement des «hits», c’est-à-dire des identifications fructueuses. Celles-ci concernent en majorité des cambriolages avec 1572 cas sur les 2782 hits en 2005. Plus marginaux sont les suspects de meurtres retrouvés par ce biais avec 41 correspondances pour la même période. «Nous pratiquons également au cas par cas des échanges avec les services de polices étrangers», ajoute Axel Glaeser, responsable du fichier ADN fédéral. «La seule difficulté réside parfois dans le fait qu’on n’analyse pas partout les mêmes caractéristiques d’un échantillon ADN.»

Avant qu’un profil n’intègre la base de données fédérale et ne soit soumis à des comparaisons, son parcours suit des méandres presque aussi complexes que la structure hélicoïdale de l’ADN. Les inspecteurs des services de police scientifique récoltent avec soin du matériel biologique sur les scènes de crime. «Nous collectons généralement avec des cotons-tiges stériles les marques que nous trouvons sur des surfaces non transportables, décrit Christophe Champod. Quand la trace est sèche, nous humidifions le coton-tige avec de l’eau. On peut aussi mettre en évidence des taches avec des procédés chimiques de luminescence. Ces traces sont multiples car elles peuvent concerner l’ensemble du matériel biologique: sang, cheveu, salive, sperme, pellicules, voire cellules épithéliales perdues lors d’un contact à main nue».

Rituel immuable accompagnant toutes ces opérations: l’étiquetage et l’indexation pour assurer «une continuité de la preuve». Les indices sont ensuite conservés dans des sachets en papier et consignés avec soin dans des congélateurs. «Les plus grands ennemis de l’ADN sont l’humidité, la chaleur et les ultraviolets», précise le professeur.

Les laboratoires cantonaux ou régionaux procèdent à l’analyse des prélèvements. Ils envoient les résultats à l’institut de médecine légale de l’Université de Zurich que le Département de justice et police a élevé au rang de service de coordination. Sa tâche? Vérifier que le profil correspond à tous les contrôles de qualité exigés par la procédure et qu’il existe des concordances avec les profils figurant dans la base de données centrale.

Les résultats des comparaisons parviennent ensuite à Berne, seule autorité habilitée à délivrer des noms qu’elle met à disposition des autorités requérantes, police cantonale ou juge d’instruction. Au centre de cette procédure en maintes étapes: le souci de protection des données, traitées anonymement dans la quasi-totalité du processus. Des précautions nécessaires pour éviter de transformer les indicateurs biométriques en instruments de contrôles version totalitaire, comme la fiction paranoïaque de Steven Spielberg «Minority Report» l’étalait sur les écrans de cinéma.