Elles avaient débarqué en Suisse dans les années 80 pour épouser nos agriculteurs. Vingt ans après, certaines d’entre elles ont complètement changé de vie, d’autres vivent en parfaite harmonie avec l’homme qu’elles ont épousé à l’aveugle.
«J’ai gardé de bons contacts avec mon ex-mari, c’est tout ce que j’ai à dire. Ma fille fait des études, je veux rester le plus discrète possible.» Par l’interphone, devant sa maison, l’ex-femme mauricienne d’un paysan vaudois congédie le journaliste curieux. Par téléphone, ce sont les maris qui jouent les cerbères: «Un reportage sur les femmes mauriciennes? Non merci, ça ne l’intéresse pas», décrète un paysan fribourgeois sans demander l’avis de sa compagne.
Dans les années 80, nombreuses sont pourtant les Mauriciennes qui se sont affichées dans Le Sillon romand (aujourd’hui Terre et Nature) ou L’illustré, photo à l’appui, pour trouver un mari en Suisse – le plus souvent, un agriculteur. Elles étaient, à cette époque, les seules immigrées que le pays acceptait sur son sol. Très vite, soeurs, cousines et voisines mauriciennes ont transformé le bouche à oreille en phénomène de société, suscitant les discussions de la laiterie à l’auberge communale. Ces bataillons débarquaient armés de puissants outils de séduction: elles parlaient français, elles charriaient une réputation de filles soumises, mais surtout c’était leur couleur de peau qui charmait leurs époux: «Elles étaient belles et souvent les paysans ne regardaient pas plus loin», remarque Maxime d’Avrincourt, pilier de la communauté, arrivé de l’île en 1974.
«Romands d’amour» La réticence des Mauriciennes à évoquer leur histoire devant un journaliste ne vient pas du hasard. Plus de vingt ans après sa diffusion, les esprits sont toujours échaudés par un reportage quasi légendaire de Temps présent. Romands d’amour, film de José et Jean-Louis Roy, a durablement établi une image peu flatteuse de la femme mauricienne, à la recherche de l’eldorado par mari suisse interposé. Les naïves perles noires qui apparaissaient dans le documentaire devaient partager le lit conjugal avec des paysans vaudois ou fribourgeois bourrus, plus enclins à les employer comme boniches qu’à les choyer. Choc des cultures, craquelures dans le Swiss dream, le documentaire décrivait une réalité rurale plutôt sulfureuse.
Une image pour le moins caricaturale aux yeux des Mauriciens de Suisse, agacés par ce stéréotype de la gourde vénale. «On en a gardé un arrière-goût désagréable, témoigne Maxime d’Avrincourt. Le reportage des frères Roy ne montrait que les pires aspects de ces couples mixtes, éludant tous les côtés positifs.»
José Roy s’avoue surpris que son film demeure ainsi gravé dans les mémoires: «C’est un hommage que vous me rendez. Vingt ans plus tard, je pensais qu’on l’aurait oublié en dépit de l’énorme impact à l’époque.»
Au-delà de la méfiance, le film a aussi éveillé une conscience communautaire. L’Association des Mauriciens de Genève revendique cet événement fondateur sur la page d’accueil de son site internet: «Il y a eu le triste épisode médiatique de Romands d’amour (…). La communauté mauricienne décida alors de réagir afin de donner une image plus réaliste et plus positive de son pays», écrit-elle. Agent de voyages spécialisé dans les séjours pour immigrés vers l’île de l’océan Indien et animateur de soirées dansantes mauriciennes dans sa commune de Baulmes et à Yverdon, Maxime d’Avrincourt, le «tonton» de la communauté, connaît tous les protagonistes de cette diaspora.
Il admet que les mariages arrangés avec des Suisses font partie de l’histoire migratoire de l’île de l’océan Indien: «A nos soirées viennent beaucoup de couples mixtes. En Suisse, il n’y a pas de Mauriciens, il n’y a que des Mauriciennes.» Presque conclues à l’aveuglette, ces unions étaient rarement le résultat de coups de foudre. «Je suis venue en vacances en Suisse et il a bien fallu que je me marie pour y rester», avoue franchement Marie-France Pittet, qui a épousé un paysan vaudois en 1986 (lire ci-contre).
Les chiffres de l’Office fédéral de la statistique nuancent les impressions du tonton: sur les 922 ressortissants mauriciens résidant en Suisse, on dénombrait 57% de femmes en 2005. Le déséquilibre est plus net en ce qui concerne les naturalisations, avec un rapport de 84% à l’avantage des femmes sur les 659 cas répertoriés par le recensement de l’an 2000. Aujourd’hui, parce que le niveau de vie a considérablement augmenté sur l’Île et parce que la nouvelle législation n’offre le passeport à croix blanche qu’après cinq ans de vie commune, ce type de mariage est devenu beaucoup plus rare: entre 1991 et 2005, leur nombre a chuté de 65%.
Romands d’amour dévoilait la difficile acclimatation et le semi-esclavage de certaines épouses. On se souvient particulièrement du personnage d’Elsie. Une séquence entrée dans l’imaginaire collectif la montrait en train de frotter le dos de son bûcheron de mari, véritable pacha vaudois se royaumant dans son bain. «Il n’y avait là rien de normal, se courrouce Maxime d’Avrincourt. A Maurice, les femmes ne baignent jamais leur compagnon!»
Ce mariage n’a logiquement pas résisté à l’épreuve du temps. «Aujourd’hui elle refait discrètement sa vie avec un ami et tente d’oublier les souffrances causées par son premier mariage et par le film», nous confie un proche.
La moitié des couples du documentaire environ auraient divorcé. Un taux relativement bas – la moyenne suisse! – en regard des origines peu romantiques de ces épousailles. Pourquoi les Mauriciennes n’ont-elles pas toutes quitté leur mari, une fois la nationalité suisse obtenue? «Le truc qui nous sauve, c’est notre sens de la famille, notre éthique. Chez nous, le divorce est un tabou et un déshonneur», avance Maxime d’Avrincourt. C’est d’autant plus vrai que la majorité des femmes qui ont émigré en Suisse appartiennent à l’ethnie noire et catholique de Maurice, la plus traditionaliste de l’île.
Mais c’est surtout le manque de relais et de formation professionnelle qui a cantonné ces femmes dans leur rôle d’épouse. Isolées à la campagne, il leur était difficile de refaire leur vie et de trouver un emploi. Alors, nombreuses sont celles qui ont opté pour un emprisonnement volontaire. «Quand elles sont arrivées ici, elles ne connaissaient rien ni personne, donc elles sont restées dans leur foyer. Elles ont joué le jeu.» Un jeu différent de celui que pratiquent les filles de l’Est, qui désormais séduisent les célibataires helvétiques.
La Suisse connaît un boom considérable des épousailles conclues avec des Ukrainiennes, des Russes, des Roumaines ou encore des Tchèques. Ces filles ont généralement accompli des études, surfent sur le net et épousent de jeunes cadres supérieurs urbains. Ce ne sont plus les laissés-pour-compte du marché matrimonial qui vont chiner leur bonheur à l’étranger, mais les golden boys qui passent des alliances aux doigts d’«alter égales».
Parmi les Mauriciennes arrivées dans les années 80, certaines ont pris le large, sont parties se cacher dans l’anonymat de nos villes. Elles travaillent comme infirmières, comme serveuses, comme vendeuses, comme aides de soins à domicile – se sont bien intégrées. D’autres, découragées ou simplement trop âgées pour tout recommencer, sont rentrées à Maurice après leur séparation. Enfin, il y a celles qui poursuivent l’aventure, comme Marie-Josée et Cynquërra. Des histoires derrière lesquelles semble avoir pointé quelque chose qui ressemble à de l’amour. Enfin.
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«Je n’étais pas faite pour la campagne»
Marie-France Pittet a passé neuf ans en Suisse (de 1986 à 1995), neuf ans à se morfondre dans une ferme isolée de Poliez-le-Grand (Vaud). «Des fois, je me demande: qu’est-ce que j’ai bien pu faire de ma vie?» Pourtant, Marie-France ne reproche pas grand-chose à son ex-mari. «C’est surtout la malchance qui est responsable. Il n’était pas méchant, mais il ne pensait qu’au travail, aux vaches et à la ferme. Moi je restais seule toute la journée alors que j’aime discuter, rencontrer des gens. J’aurais voulu travailler hors du domicile, mais il fallait lui préparer à manger, aller à l’écurie.» Depuis dix ans, elle vit à nouveau au milieu des siens, à Rose Hill, une petite ville de Maurice. «Bien sûr, c’est assez difficile financièrement, car je suis trop âgée pour trouver un emploi, alors je dépends de ma famille. Mais au moins je suis entourée.» Elle rêve parfois encore de la Suisse. «Si j’avais vécu en ville, les choses auraient sûrement été différentes, mais à 54 ans, on ne refait plus sa vie», regrette-t-elle.
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«On nous reprochait de voler les maris des Suissesses»
Jocelyne a foulé pour la première fois le sol suisse en 1993, à l’âge de 13 ans. Sept ans après sa mère, qui a rencontré et épousé un paysan de la région d’Yverdon alors qu’elle servait dans un restaurant. Un cas d’école: les mères célibataires partaient d’abord en éclaireuses, laissant à leur famille la charge des enfants, le temps de se marier. Aujourd’hui, Jocelyne ne désire qu’une chose: rentrer à Maurice. «Je n’ai pas vraiment eu le temps de faire grand-chose de ma vie depuis que je suis ici et je ne supporte plus les hivers rigoureux. Je pense que chacun devrait rester chez soi, dans son pays.» Elle ne craint pas la solitude, ni l’ennui, les grands ennemis des transplantés. Divorcée d’un Mauricien qu’elle a rencontré en Suisse, elle explique qu’elle n’aurait jamais pu épouser un Helvète: «On nous reprochait de voler les maris des Suissesses, de ne pas avoir à faire de gros efforts de séduction parce que notre peau mate suffit à ensorceler les hommes.»
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«Nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre»
Cynquërra y tient beaucoup: elle s’est mariée par amour. Au contraire des mariages éclair qu’ont connus la plupart des Mauriciennes, elle a pris son temps pour être sûre de choisir le bon prétendant. «J’ai rencontré mon mari alors qu’il était en vacances à Maurice. Nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre. Il est revenu trois fois me rendre visite sur une période de deux ans, après quoi nous avons décidé de nous marier en Suisse.» En voyant Romands d’amour, elle a été très surprise: «Je ne savais même pas que ce genre de commerce existait.»
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«Mon premier souvenir, c’était qu’il fallait porter des bas»
A côté des nombreux couples qui n’ont pas survécu à l’épreuve du temps, le cas de Marie-Josée et Camille Meylan fait office d’exception: vingt ans qu’ils partagent leur vie à Villars-Tiercelin, dans le Gros-de-Vaud. Leur recette? «Je ne la contredis pas trop, sinon elle se fâche. Si je lui avais tenu tête, elle serait partie», résume Camille, 58 ans. Le timide mari avoue qu’avant cette rencontre, il ne «fréquentait pas beaucoup par ici».
«Je faisais partie d’une amicale, raconte-t-il. Nous sommes partis à la Foire de Paris et à Bangkok. Un jour, l’un de nos camarades m’a dit qu’une cousine de sa femme mauricienne voulait venir en Suisse.»
Après trois semaines à Maurice, il se fiance avec Marie-Josée, ladite cousine. Elle débarque un an plus tard, au printemps 1986, dans la ferme familiale. «Mon premier souvenir, c’était qu’il fallait porter des bas», se rappelle avec effroi cette dernière. Elle a quitté l’île Maurice pour évoluer plus librement: «Dans ma famille, très catholique, on se voussoie. A l’heure actuelle, c’est toujours ma mère qui dirige tout.»
En Suisse, Marie-Josée mène une vie tranquille de petite employée de la Migros, tout comme son mari qui n’a pas repris l’exploitation agricole. Ils ont amassé un petit capital, acheté un terrain à Maurice, qui a pris de la valeur. Dans le village, ils ne voient pas grand monde. «Notre cercle d’amis se limite à des collègues étrangers, des Portugais surtout.» Camille reconnaît que son mariage exotique l’a éloigné de sa famille: «A la confirmation de notre fille, seuls quelques cousins étaient présents.»
La belle-mère qui partage la maison avec le couple «n’a que le droit de se taire». En cuisine les deux femmes ne se querellent pas trop, mais apprécient la concurrence culinaire. L’aînée des deux n’a en revanche jamais pu avaler les currys de sa belle-fille, ni «tout ce riz qu’ils mangent…».
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 25 janvier 2007.
