KAPITAL

Quand les seniors font plus fort

Les collaborateurs âgés sont souvent victimes du jeunisme qui règne dans les entreprises. Leur expérience reste cependant précieuse dans de nombreux secteurs. Voici lesquels.

Les seniors sont un fardeau sur le marché de l’emploi: ils coûtent cher en charges sociales et en salaire, leurs aptitudes baissent et ils peinent à acquérir de nouvelles compétences. On ne cesse de l’entendre. De plus, les vieux sont de plus en plus nombreux: fin 2005, les plus de 64 ans représentaient 16% des personnes résidant en Suisse; d’ici à 2035, ils seront 25%, selon l’Office fédéral de la statistique. Il va donc bien falloir leur trouver du travail, surtout si les propositions de relever l’âge de la retraite pour financer l’AVS aboutissent.

Heureusement, il existe des domaines où le fait d’être un senior représente un atout. Qu’il s’agisse des branches où il faut avoir une longue expérience pour être efficace, des secteurs où la relève peine à venir, suscitant une pénurie de la main-d’oeuvre ou des savoirs anciens qui se perdent. De même, dans le domaine de l’action sociale, les retraités motivés, et avec du temps à disposition, peuvent apporter une contribution bienvenue. L’Hebdo a identifié les principaux métiers où les employés aux tempes grisonnantes gardent la cote.

Le gestionnaire de fortune

La gestion de fortune favorise les collaborateurs d’un certain âge. «Pour asseoir leur présence sur les marchés existants, où il s’agit de fidéliser la clientèle, les banques préfèrent quelqu’un de posé avec un réseau de relations et une ancienneté, gage de crédibilité, note Julien Bonvin, consultant auprès du cabinet de recrutement Human Asset. A l’inverse, pour les nouveaux marchés comme la Russie, elles privilégient les jeunes, plus offensifs.» Ces seniors arrivent en outre avec un fichier de clients déjà constitué, un avantage certain pour la banque. «La gestion de fortune s’adresse à une clientèle relativement âgée qui, pour parler de prévoyance vieillesse ou de préparation à la retraite, préfère avoir affaire à quelqu’un du même âge, avec un regard similaire sur la vie», ajoute Ruth Derrer-Balladore, responsable du marché du travail auprès de l’Union patronale suisse (UPS).

Le manager de crise

L’entreprise qui cherche à sortir d’une situation de crise fait appel à un gestionnaire expérimenté. «Un manager confronté à sa première crise va paniquer, relève Ruth Derrer-Balladore. Celui qui a déjà vécu deux ou trois fois ce genre de cas va prendre le temps de réfléchir et réagir de façon adaptée.» La gestion de crise se fait sur mandat. «Ces personnes interviennent pendant un laps de temps donné, de six mois à deux ans, pour assurer l’intérim suite à la démission d’un CEO ou pour encadrer une transition. Pour cela, il faut un gros bagage et une très large palette de compétences», souligne Julien Bonvin. Lors de la grève chez Swissmetal en 2006, Berne avait ainsi fait appel à l’industriel jurassien Rolf Bloch, 75 ans, comme médiateur.

Le responsable RH

La longue expérience des seniors constitue un atout dans les ressources humaines. «Lorsqu’il s’agit de réorienter une carrière ou d’encadrer une reconversion professionnelle, l’employé qui est déjà passé par toutes sortes d’activités aura la connaissance et la légitimité nécessaires face au client», note Julien Bonvin. «J’ai constaté que les seniors s’adaptent plus rapidement, car ils ont déjà vécu pas mal de crises», renchérit Stephane Genova, propriétaire du cabinet de recrutement Job Selection. Il vient d’ailleurs d’engager un responsable des RH de plus de 60 ans (lire témoignage plus bas).

L’ingénieur

Ne trouvant pas d’ingénieurs qualifiés, la société allemande Fahrion Engineering a décidé de recruter des spécialistes entre 45 et 65 ans. «Un jeune ingénieur a besoin de dix à quinze ans avant d’être opérationnel sur un gros projet, comme la construction d’un aéroport. En revanche, on peut le confier à un senior au bout de trois ans», détaille Ruth Derrer-Balladore. Dans le domaine du nucléaire aussi, les collaborateurs âgés sont précieux. «Nous sommes à court d’ingénieurs maîtrisant ces technologies, indique Charles Bélaz, directeur de Manpower Suisse. Depuis vingt ans, ce secteur subit une sorte de moratoire, plus personne ne s’y forme.» Même phénomène pour les grands ouvrages: «Il manque des gens sachant construire des ponts, notamment à l’étranger. Les seniors, qui n’ont plus d’enfants en bas âge, partent plus facilement.»

Le consultant

Les seniors font de bons consultants. «Nos 350 membres âgés de 55 à 70 ans donnent des conseils dans tous les domaines de l’entreprise: la création, la gestion, la fusion, le redressement, la transmission», explique Dominique Noir, coresponsable d’Adlatus, un réseau d’ex-cadres de haut niveau. Leur atout: «Le banquier qui sait que son client est coaché par l’ex-directeur des finances de Nestlé aura davantage confiance.» Chez Top Fifty, les 400 conseillers de plus de 50 ans «ne nécessitent pas de phase d’apprentissage et ne cherchent pas à faire carrière chez le client», explique Philippe Erard, l’un des dirigeants. Certaines sociétés ont elles-mêmes compris l’intérêt de «recycler» leurs cadres. Chez ABB, les managers de plus de 60 ans sont transférés dans la firme de consulting indépendante Consenec. Aux CFF, les cadres supérieurs rejoignent à 59 ans un «Consulting Group».

L’ouvrier spécialisé

Certaines branches, très spécialisées et misant peu sur la force physique, nécessitent des ouvriers avec une grande expérience. Au syndicat Unia, on cite les métiers d’étancheur, de parqueteur ou de carreleur, «des professions à forte spécialisation». Tony Pereiro, directeur adjoint d’Adecco Suisse, relève quant à lui que «les ferblantiers, charpentiers ou horlogers d’un certain âge sont très recherchés». Il rappelle qu’au Japon, en France et en Grande-Bretagne des agences de travail temporaire ciblant les plus de 55 ans ont vu le jour. «C’est un marché porteur.» De plus, «ces savoir-faire anciens ont été délaissés ces dernières années par les jeunes et il y a donc un véritable manque de main-d’oeuvre.»

Le politicien

Pour faire de la politique, mieux vaut ne pas être trop jeune. «Avec l’âge, je maîtrise mieux les dossiers, j’ai une meilleure perception des rapports de force et j’ai acquis l’habitude de croiser le fer, indique Jacques-Simon Eggly, doyen du Conseil national avec 64 ans. Le libéral genevois cite le cas de l’ex-conseillère fédérale Ruth Metzler, 35 ans au moment de son investiture, «qui manquait d’expérience politique». Conscient de cette situation, le Conseil suisse des activités de jeunesse a mis sur pied un programme de mentorat: les politiciennes expérimentées accompagnent les plus jeunes, leur permettant de rencontrer des personnes influentes et de se constituer un réseau de relations.

L’assistant à la petite enfance

Les seniors ont un rôle social à jouer en se mettant bénévolement au service de la petite enfance. A l’Atelier-Vie, une garderie genevoise, des retraités s’occupent des enfants un après-midi par semaine. La crèche La Chenille à Lausanne fait de même (lire témoignage plus loin). Au Mouret (FR), à Anières (GE) et à La Chaux-de-Fonds, des institutions réunissent sous un même toit un foyer pour personnes âgées et un jardin d’enfants. Certaines classes zurichoises, saint-galloises et grisonnes reçoivent la visite d’un aîné une fois par semaine. «Le senior ne remplace pas l’instituteur, il aide simplement l’élève à faire des calculs ou à lire dans un coin. Il y a moins de pression dans la relation, car il est plus disponible que le maître et ne met pas de notes», raconte Pascale Sidler-Angehrn, ex-institutrice à l’origine du projet. Une initiative similaire a été mise sur pied en 2002 à Bex.

Le coach pour chômeurs

Le savoir-faire des aînés peut servir aux chômeurs. «Les ORP nous envoient des sans-emploi qui veulent créer une entreprise, note Dominique Noir d’Adlatus. En Valais, nous en avons conseillé plus de 400.» Les aînés peuvent également aider les jeunes à trouver un apprentissage. Le Centre vaudois d’aide à la jeunesse propose ainsi à des retraités de la banque, des assurances, du bâtiment ou du graphisme de parrainer un jeune en quête d’emploi. Innovage, un projet pilote lancé fin 2006 dans quatre villes suisses, prévoit, lui, que des seniors hautement qualifiés de plus de 55 ans coachent des jeunes en recherche de place d’apprentissage. «Un architecte à la retraite pourra par exemple introduire une personne dans la construction grâce à son carnet d’adresses», détaille pour sa part Daniel Ardiot, le président de l’association valaisanne Adire, qui regroupe une vingtaine de coachs seniors.

Le mentor

Constatant qu’elles perdaient de précieuses connaissances au fur et à mesure que leurs collaborateurs partaient à la retraite, certaines entreprises ont mis en place des programmes de mentorat pour assurer la transmission des compétences. «Nous voulons garder le savoir-faire au sein de l’entreprise», souligne-t-on ainsi à La Poste. Elle a donc introduit des équipes mixtes mêlant les jeunes et les seniors. Chez Siemens Suisse, on privilégie également le brassage. «Nous avons constaté que les teams mixtes fonctionnent mieux. Les plus âgés ont une vision d’ensemble, un certain calme, que les jeunes, plus dynamiques, n’ont pas», explique Nadine Rymann, porte-parole. Les CFF et Novartis disposent eux aussi de programmes de parrainage.

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«J’avais envie du défi»

Jean-Luc Prioult a 60 ans et vient d’opérer une reconversion professionnelle majeure. Il y a trois mois, il a été engagé par le cabinet de recrutement genevois Job Selection, après une longue carrière d’entrepreneur en France et en Chine. De retour de Hong Kong, il a vécu un moment charnière: «J’ai hésité à prendre ma retraite, avant de décider de terminer ma carrière dans les ressources humaines. J’avais envie du défi.» Il lui faudra «tout reprendre à zéro», faire de la prospection, se former aux nouveux outils informatiques. «Si je ne me dépasse pas, je ne serai pas rentable et mon supérieur regrettera d’avoir engagé un senior.» Il connaît cependant ses atouts. «Mon expérience internationale, mon réseau et mon entregent représentent des avantages. J’ai beaucoup engagé, licencié aussi, au cours de ma carrière. Sans oublier que j’arrive déjà avec des contacts et du business.»

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«Je n’ai plus grand-chose à prouver»

En 2003, Alain Curchod a 62 ans. Il occupe la fonction de directeur du marketing pour Henniez depuis dix-huit ans. Il décide alors de se mettre à la «retraite active» en rejoignant Adlatus, un réseau d’ex-cadres supérieurs qui exercent une activité de consultant pour les entreprises. Depuis quatre ans, le Vaudois aligne donc les mandats de conseil en marketing stratégique et en vente. Il voit une différence majeure avec sa vie professionnelle d’antan: «J’agis dans une ambiance détendue et hors système. Mes ambitions sont derrière moi, je n’ai plus grand-chose à prouver.» Son âge le sert. «En quarante ans, j’ai fait pas mal d’erreurs, et je sais donc comment les éviter. Quant à mes cheveux gris, ils rassurent, ils me confèrent une légitimité. J’ai aussi davantage de disponibilité de temps et d’esprit.»

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«Je suis celle qui raconte les histoires»

A 69 ans, Odile Pizzoglio est une grand-mère active: le mardi, elle travaille dans une crèche et le dimanche elle fait de l’animation dans un EMS. «Je me vois comme un panier rempli de tous les fruits de la vie. Arrivée à la retraite, j’ai eu envie de les partager», raconte cette ancienne secrétaire au CHUV. Elle s’adresse alors aux deux institutions lausannoises qui l’accueillent «à bras ouverts». Elle ne souhaite pas être rémunérée, «car le travail, il faut le laisser aux jeunes». A l’EMS, elle organise des promenades, des chants ou des jeux. Elle a un statut différent des infirmières: «Je n’accomplis jamais d’acte médicalisé et je me réfère toujours à un professionnel, par exemple si un patient diabétique veut un café.» A la crèche, les enfants font eux aussi la différence avec les éducatrices. «Je suis celle qui raconte les histoires, j’ai un rôle de grand-mère.»

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«J’ai pris de l’expérience avec les années»

José Mendez a 14 ans lorsqu’il débute sur son premier chantier, dans son Espagne natale. «Je n’ai pas fait d’apprentissage, j’ai tout appris sur le tas», raconte cet étancheur qualifié de 58 ans. Arrivé en Suisse, il rejoint l’entreprise lausannoise G. Dentan, où il se trouve toujours. Au début, il «fait les gros chantiers comme aide-étancheur». Peu à peu, il apprend le métier. «J’ai pris de l’expérience avec les années.» A présent, il est essentiellement employé sur les ouvrages de taille réduite. Son patron Alain Joseph préfère en effet envoyer ses employés de plus de 50 ans là où leur expérience sera mise à profit: «La recherche d’infiltrations sur un toit ou la réfection d’une terrasse, par exemple, nécessitent une grande finesse de métier.» Il en profite alors pour les faire accompagner par des jeunes pour qu’ils les forment.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 25 janvier 2007