A l’image de Sergey Brin et Larry Page, qui étaient encore étudiants lorsqu’ils ont fondé Google, un nombre croissant de jeunes gens exercent aujourd’hui des fonctions à responsabilités au sein des entreprises suisses. Selon l’Office fédéral de la statistique, 10% des indépendants et 15% des salariés membres d’une direction avaient moins de 30 ans l’année dernière en Suisse. Une proportion inimaginable il y a encore 15 ans, avant l’essor de la nouvelle économie et l’évolution technologique qui l’a accompagnée.
«L’avantage d’une industrie neuve comme l’internet, c’est qu’elle permet d’être à la fois jeune et expérimenté», commente David Sadigh, pas encore trentenaire. IC-Agency, la société genevoise de conseil en marketing en ligne qu’il a cofondée, emploie une vingtaine de collaborateurs. «Dans ce secteur, plus encore qu’ailleurs, l’ancienneté perd de son importance.» David Sadigh assume parfaitement son rôle de jeune patron. Pour lui, «pas besoin d’avoir les cheveux gris pour être crédible en affaires».
Fondateur de Iomedia, une agence lausannoise de développement de solutions internet, Lucas Cucinotta, 28 ans, a ressenti pour sa part davantage de blocages par rapport à son âge. «Le principal obstacle lorsque l’on démarre, c’est le manque de références, déclare-t-il. Avant de décrocher un premier mandat, il est dur d’affirmer ses compétences. En outre, les banques se montrent souvent très réticentes à financer des projets émanant de jeunes. Heureusement pour moi, dans le web, le besoin en fonds propres reste limité.»
Pour d’autres entrepreneurs, la problématique de l’âge ne s’est quasiment jamais posée. C’est notamment le cas de Christian Wanner qui, au moment où il a cofondé l’épicerie en ligne LeShop.ch, n’avait que 27 ans. Trois ans plus tard, il devient directeur général et se retrouve seul à la tête d’une soixantaine de personnes, dont plusieurs cadres de 40 à 50 ans. «Mon jeune âge n’a jamais suscité de tensions, dit-il. Comme je suis quelqu’un de carré, de rigoureux et de très exigeant, le respect s’imposait de lui-même. En revanche, les moments délicats se sont présentés lorsque j’ai été obligé de congédier certains collaborateurs de longue date, à l’époque où l’entreprise est devenue une PME avec des besoins de management différents de ceux d’une start-up.»
Si le rajeunissement des sphères dirigeantes est particulièrement marqué dans l’industrie du web, ce secteur n’est pas le seul à accueillir de très jeunes chefs. Le domaine de la finance leur laisse aussi une place de choix. Agé de 28 ans, Alain Broyon a récemment été propulsé à la tête de Dukascopy, une société de trading basée à Genève dotée d’un capital de 10 millions de francs et employant une cinquantaine de salariés. «Lorsque mes clients m’ont vu pour la première fois, ils ont été étonnés par ma jeunesse, admet-t-il. Cela n’a pas été facile de les convaincre dans un premier temps. Mais comme nous travaillons dans une niche fermée, la réputation et le bouche à oreille font la différence.»
Du côté du personnel, le banquier a aussi dû justifier sa position hiérarchique. «Les premiers jours, j’ai ressenti un fort clivage, ce qui est normal car, jeune ou non, quand on arrive au sommet de la pyramide et que les autres collaborateurs sont présents depuis un moment, on subit inévitablement des préjugés. Il faut dès lors faire ses preuves, sans droit à l’erreur, ce qui ajoute un surcroît de pression.» Certes, avec une moyenne d’âge de moins de 35 ans, le trading reste une branche particulièrement ouverte aux jeunes. Au contraire de la gestion de fortune, où «la clientèle se sent plus en confiance face à une personne posée et expérimentée», détaille Alain Broyon.
En bon représentant de la culture start-up, David Sadigh revendique pour sa part l’horizontalité des relations avec ses employés, dont certains sont de dix ans ses aînés. «Nous essayons de réduire au minimum la part d’individualité, souligne-t-il. Avant l’âge, c’est la compé- tence qui prime.» Dans certaines situations cependant, les décalages générationnels demeurent inévitables. Ainsi, lors d’un récent entretien d’embauche, l’entrepreneur s’est retrouvé face à une personne d’une cinquantaine d’années en costard cravate, alors que lui portait une tenue beaucoup plus décontractée, casual friday oblige.
Pour les jeunes femmes, la situation peut s’avérer encore plus délicate. Aujourd’hui collaboratrice de David Sadigh, Claudia de Pretto, 38 ans, a exercé très jeune des fonctions à responsabilités dans l’industrie du luxe. «Cela a surtout été difficile vis-à-vis de mes collègues féminines, se souvient-elle. La rivalité et la concurrence étaient bien plus marquées qu’avec les hommes: cela pouvait même aller jusqu’à des insinuations déplacées sur la façon dont j’avais, selon elles, obtenu mon poste…»
Pour elle, le meilleur moyen d’acquérir de la légitimité en tant que jeune dirigeante consiste à savoir exécuter soi-même les tâches que l’on délègue aux autres. «Il faut aussi apprécier et mettre en valeur l’expérience des collaborateurs plus anciens et surtout ne pas uniquement « pomper » leurs connaissances, poursuit Claudia de Pretto. Indépendamment de l’âge, un manager doit avant tout savoir tirer le meilleur de chacun de ses collègues.»
Originaire des Etats-Unis, Claudia de Pretto constate une nette différence entre Européens et Américains en ce qui concerne le rapport à l’âge. «En Suisse, on accède encore trop souvent à des postes à responsabilités et à de hauts revenus uniquement pour des raisons d’ancienneté. Aux USA, en revanche, l’accent est davantage mis sur la productivité. La remise en question est donc plus grande: en deux semaines, une personne peut être mise à la porte.»
Certains anciens cadres auraient-ils un salaire trop élevé par rapport à leur rendement? Pour David Sadigh, la situation actuelle pose problème. «En Suisse, un senior revient en moyenne 30% plus cher qu’un junior, souligne- t-il. Dans nos bureaux genevois, nous préférons dès lors privilégier le recrutement de jeunes diplômés issus des universités de Genève, de Lausanne ou de l’EPFL. Au Canada en revanche, où sont basés la moitié de nos employés, les différences de salaire sont moins grandes. Du coup, la moyenne d’âge y est plus élevée.»
Selon une étude américaine parue dans la revue administrative Science Quarterly, les entreprises auraient tout à gagner à intégrer différentes tranches d’âge. L’enquête révèle qu’au sein des groupes homogènes, la comparaison et la concurrence entre collaborateurs est plus marquée que dans les groupes mixtes. Une fois la question des coûts réglée, la mixité en matière d’ancienneté permet donc d’améliorer la productivité et de favoriser l’harmonie des relations de travail.
Mais les mentalités évoluent lentement. Professeur assistante en comportement organisationnel à HEC Lausanne, Franciska Krings constate que les attentes sociales liées à l’âge restent très marquées dans notre pays. «On associe naturellement chaque âge à un niveau hiérarchique donné, précise-t-elle. Or, les jeunes patrons ne suivent pas cette temporalité: en avance par rapport à ce que l’on attend socialement d’eux, ils sont perçus comme plus motivés et compétents. Ils bénéficient ainsi d’un à priori positif, au contraire des personnes plus âgées se situant à des niveaux hiérarchiques inférieurs à ces mêmes attentes.»
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David Sadigh, IC-Agency
David Sadigh préfère rester discret sur son âge. Il avoue seulement avoir «moins de 30 ans». En 2000, il a fondé, avec Flavio Quaranta, la société IC-Agency, spécialisée dans la stratégie internet. Aujourd’hui, les deux associés emploient une vingtaine de personnes entre Genève et Bathurst au Canada, pour un chiffre d’affaires de 4 millions de francs. Autodidacte, David Sadigh s’est lancé dans le train du web dès 1998 en créant une première start-up. «Avoir fondé des sociétés en étant jeune m’a permis de prendre les risques nécessaires au moment de leur lancement, sans avoir à subir de contraintes familiales, indique-t-il. En revanche, je n’ai jamais utilisé l’argument de la jeunesse vis-à-vis de ma clientèle.»
Lucas Cucinotta, Iomedia
Après avoir obtenu un CFC de typographe, Lucas Cucinotta se fait engager en tant que stagiaire, puis employé, chez Edicom, l’un des premiers portails internet romands. En parallèle à ses activités de gestion de projets et de développement de sites, il suit une formation d’opérateur multimédia et de marketing. Fin 2000, à 22 ans, il crée Iomedia, sa propre société spécialisée dans la création de sites web. «L’avantage de lancer une entreprise lorsque l’on est encore jeune, c’est la disponibilité, dit-il. Sans obligations familiales, on s’investit plus. En outre, comme on a tout à prouver, on fait souvent davantage que ce qui nous est demandé, ce qui peut représenter un sérieux avantage pour la clientèle.» Sa société emploie désormais une vingtaine de collaborateurs dont la plupart sont des jeunes informaticiens fraîchement diplômés. Son chiffre d’affaires en 2005 s’est élevé à 2 millions de francs.
Christian Wanner, Le Shop
Christian Wanner, 36 ans, a grandi en Amérique latine avant de se lancer à Lausanne dans des études en économie politique, où il s’ennuie «comme un rat mort». Encore étudiant, il lance à l’âge de 19 ans une première entreprise de solutions informatiques pour PME, puis rallie les rangs du géant américain Procter & Gamble. C’est au début de l’ère internet qu’il crée aux côtés d’Alain Nicod, Remi Walbaum et Jesus Martin Garcia le supermarché en ligne LeShop.ch. La jeunesse a représenté un important moteur dans son parcours. «A moins de 30 ans, on manque certes d’expérience, mais on est plein de fougue et de candeur, on fonce tête baissée. Aujourd’hui, si c’était à refaire, je pense que je serais plus lucide sur le rapport risque-bénéfice d’un tel projet.»
Alain Broyon Dukascopy
Après avoir vécu à Londres et au Brésil, Alain Broyon obtient un Master en finance à l’Université de Lausanne. Il cumule diverses expériences au sein d’établissements bancaires genevois, notamment en tant que trader, avant de faire la connaissance des fondateurs de la société Dukascopy, leader technologique mondial dans le trading de devises. Après avoir développé avec eux un rapport de confiance, il est nommé, à 28 ans, CEO et président de l’entreprise.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 15 février 2007.