TECHNOPHILE

Bertrand Piccard: «Nous devons développer des équipements efficaces qui consomment moins»

C’est parti. L’explorateur a commencé la construction du prototype de SolarImpulse, un avion solaire qui lui permettra de faire le tour du monde dès 2011. Rencontre.

Après avoir effectué le premier tour du monde en ballon sans escale en 1999, Bertrand Piccard souhaite renouveler l’exploit à bord de SolarImpulse, un avion révolutionnaire. L’engin, qui ressemblera à un gigantesque planeur, devra pouvoir décoller et voler de jour comme de nuit à l’aide de l’énergie solaire uniquement.

Le défi principal consistera à monter à 12’000 mètres durant le jour, pour charger des batteries, puis à utiliser pendant la nuit les réserves d’énergie ainsi accumulées en redescendant progressivement jusqu’à 3000 mètres. Et ainsi de suite…

Bertrand Piccard, où en êtes-vous dans la préparation du projet?
L’équipe technique est désormais au complet et travaille sur les solutions concernant la structure et la consommation énergétique. Nous avons commencé la construction du premier prototype pour le tester en 2008. Dès 2009, nous réaliserons les premiers essais de vols de nuit, suivis en 2010 de la traversée des Etats-Unis, puis de l’Atlantique. 2011 doit être l’année du tour du monde, avec une escale par continent, tous les cinq jours.

Pourquoi avez-vous mis sur pied une opération d’une telle envergure? Quels sont ses objectifs?
Le message que nous voulons faire passer est qu’il devient impératif de développer de nouvelles technologies permettant à notre société de diminuer sa consommation énergétique. Nous voulons montrer ce que l’on peut faire grâce aux énergies renouvelables et encourager leur utilisation. Nous voulons un symbole capable de frapper les esprits. SolarImpulse sera en quelque sorte notre ambassadeur. Comme il est quasiment impensable que la population accepte de diminuer son niveau de vie, nous devons développer des équipements efficaces qui consomment moins, comme les moteurs hybrides ou les nouvelles ampoules électriques, en même temps que des sources alternatives d’énergie.

Les avions de ligne utiliseront-ils un jour la technologie que vous mettez au point?
Pas dans un avenir proche en tout cas. Rien que pour transporter une seule personne, SolarImpulse a besoin d’une envergure de 80 mètres. Si les ailes étaient plus courtes, il ne serait pas possible de stocker suffisamment d’énergie pour passer une nuit entière. Inimaginable de pouvoir transporter des dizaines de passagers dans ces conditions. Par contre, la production d’énergie pourra être délocalisée au sol. Je pense que le solaire photovoltaïque et thermique, mais également l’éolien, le géothermique ou l’hydroélectricité peuvent permettre de produire de l’énergie, comme des biocarburants ou de l’hydrogène, qui peuvent ensuite être utilisés en l’air, pour faire tourner le moteur des avions.

La construction des deux avions «SolarImpulse» est budgétisée à 60 millions. Le solaire ne représente, pour l’instant, qu’une infime proportion des sources d’énergie utilisées sur Terre. Que faudrait-il faire pour qu’il se développe davantage à l’avenir?
Le principal obstacle réside dans une complémentarité insuffisante entre l’écologie et l’économie. En Suisse, l’énergie solaire coûte encore trop cher, car elle ne concerne qu’un petit nombre d’utilisateurs. Il est par conséquent difficile pour des entreprises privées de rentabiliser des infrastructures. L’Allemagne, et dans une certaine mesure l’Espagne, ont résolu le problème en autorisant les utilisateurs d’énergie solaire et éolienne à revendre leur surplus sur le réseau, à un prix adéquat. Cela a fait exploser la demande de cellules photovoltaïques et d’éoliennes, en créant un marché industriel rentable pour tous. Notre pays a pris beaucoup de retard dans ce domaine. Figurez-vous que personne en Suisse n’était capable de nous fournir les panneaux solaires que les Allemands fabriquent pour SolarImpulse. En ce qui concerne les biocarburants, nous sommes même loin derrière les Etats-Unis de Bush…

Ce projet est-il aussi un défi personnel?
C’est le défi de toute une équipe qui doit trouver des solutions à des problèmes considérés aujourd’hui encore comme insolubles. Pour moi, ce projet combine deux passions qui me tiennent à cœur depuis toujours: l’exploration scientifique et la protection de l’environnement.

Que se passera-t-il en cas de panne? Quels sont les risques encourus par le pilote?
S’il gaspille ses réserves énergétiques pendant la nuit, il s’écrasera avant le lever du soleil. Mais n’est-ce pas aussi le cas pour notre génération qui risque de ne pas pouvoir transmettre la planète aux générations suivantes sans une catastrophe écologique et humaine majeure? Le pilote, lui, sera équipé d’un parachute, ce dont ne dispose pas notre monde face au réchauffement climatique! Autrement dit, le plus grand danger n’est pas de voler dans le SolarImpulse, mais de continuer à gaspiller l’énergie et les matières premières!

Vous descendez d’une célèbre famille d’explorateurs. Quels sont vos points communs avec votre père et votre grand-père?
La curiosité et le désir de sortir des certitudes et des préjugés. Dans ma famille, l’objectif principal n’a jamais été simplement de battre des records, mais plutôt d’explorer des horizons inconnus, de découvrir de nouvelles voies, de nouvelles manières de faire. Ils m’ont transmis cette passion et m’ont bien entendu profondément marqué. Depuis tout petit j’ai baigné dans le monde de l’exploration. Entre 10 et 12 ans, lorsque nous vivions en Floride, j’ai assisté à six décollages de fusées Apollo, ainsi qu’à de nombreuses réunions de la NASA. Je me disais déjà que les astronautes et les explorateurs que j’y croisais avaient des existences extraordinaires. J’ai tout fait pour avoir ce genre de vie et mener une existence à la fois passionnante et utile.

Est-ce un héritage difficile à porter?
C’est difficile lorsque je rate et facile lorsque je réussis… Porter le nom de Piccard est à la fois une grosse pression et un avantage qui m’a ouvert des portes. Je sais que l’on attend beaucoup de moi, ce qui m’a rendu très exigeant envers moi-même, comme avec les gens qui m’entourent. Si l’on veut réussir des projets de grande ampleur, il n’y a pas de place pour la médiocrité. Il faut à tout prix essayer d’être excellent, et cela passe par l’écoute des autres et la remise en question permanente de ses propres certitudes.

Est-ce la même envie de découverte qui vous a poussé vers la psychiatrie?
Oui, car cette discipline est une exploration du monde intérieur des êtres humains. Je trouve fascinant de comprendre ce qui rend les gens heureux ou malheureux, ce qui fait que certains réussissent et d’autres échouent dans leur vie. Pour moi, la réussite passe principalement par le doute et la remise en question. Il faut parfois accepter de ne pas avoir le contrôle sur tout. Malheureusement, l’inconnu est ressenti par beaucoup comme un danger plutôt que comme une stimulation de la créativité.

Vous pratiquez fréquemment l’autohypnose. Qu’est-ce que cela vous apporte?
Cette pratique me permet de me connecter avec mon être intérieur. Dans cet état, j’arrive à mieux gérer mes ressources et mes émotions. En fait, il s’agit d’un processus de dissociation entre une partie observatrice et une partie observée. J’utilisais déjà cette technique de manière instinctive à l’école, puis à l’université, pour préparer mes examens. J’en maîtrisais donc les rudiments bien avant de devenir psychiatre. J’ai même écrit certains passages de mes livres en état d’hypnose! Ce n’est que plus tard, pendant ma formation professionnelle, que j’ai réalisé que j’en faisais déjà sans le savoir. Je pense que c’est une relation avec soi-même qui peut servir un grand nombre de personnes dans leur vie quotidienne.

Etes-vous croyant?
Oui, mais je crois au Dieu qui a crée les hommes, pas au Dieu que les hommes ont inventé pour se rassurer. J’ai la profonde conviction qu’une force supérieure a bâti l’univers et lui donne un sens. Par contre, il n’y a pas nécessairement besoin de faire des expéditions dans le ciel ou dans l’espace pour développer une spiritualité. Vous savez, le ciel commence sous la semelle des chaussures à chaque pas… Pour moi, la spiritualité est tout à fait compatible avec la science: la première donne un sens à ce qui nous entoure, à ce que nous vivons, alors que la seconde nous sert à construire et expliquer notre quotidien. Ce sont deux niveaux différents, complémentaires.

Vous considérez-vous comme un utopiste?
Non, parce que je me donne les moyens de réaliser mes rêves. Lorsque j’ai décidé d’effectuer le tour du monde en ballon, tout le monde me répétait que c’était impossible. C’est la préparation, le travail et la persévérance qui permettent de concrétiser des visions.

Qu’avez-vous appris sur vous-même lors de vos voyages?
Que la vie est comme un vol en ballon. Nous sommes souvent poussés par les événements dans de mauvaises directions. Il faut alors apprendre à changer d’altitude, psychologiquement, philosophiquement et spirituellement, pour trouver de meilleurs courants, d’autres idées, d’autres influences, d’autres solutions, qui nous permettront de trouver une trajectoire plus favorable. Mais pour cela, il faut apprendre à jeter par-dessus bord le lest de nos certitudes, convictions et autres dogmes.

Qu’éprouviez-vous lors de vos vols?
Ce genre de sentiments est trop complexe pour être résumé en quelques mots. Il y a tellement à dire. J’ai d’ailleurs écrit deux livres entiers sur ce sujet…

Vous arrivait-il d’avoir peur?
Oui, bien sûr. Elle fait partie intégrante d’une telle aventure. Comme tout le monde, je déteste avoir peur… Cela dit, cette sensation peut aussi être considérée comme un stimulant.

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Bertrand Piccard est né le 1er mars 1958 à Lausanne dans une famille d’explorateurs et de scientifiques. Son grand-père, Auguste, a été le premier à explorer la stratosphère, avec un vol à 16’000 mètres d’altitude en 1931. Il a ensuite conçu le sous-marin Bathyscaphe qui a permis à son fils, Jacques, d’effectuer la plongée la plus profonde du monde (-10 916 mètres).

Ce contexte familial marque profondément les jeunes années de Bertrand. Très vite, il devient un pionnier de l’aile Delta et de l’ULM en Europe et pratique le Vol Libre sous toutes ses formes (acrobatie, altitude, vol motorisé, parapente).

Désirant approfondir sa compréhension du «monde intérieur», il devient médecin et effectue une double spécialisation en psychiatrie et psychothérapie de l’adulte et de l’enfant. Il se spécialise aussi dans les techniques d’hypnose. En mars 1999, il ajoute un nouveau record à son palmarès en effectuant le premier tour du monde en ballon sans escale à bord du «Breitling Orbiter 3». Marié, Bertrand Piccard est père de trois enfants.

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Une version de cet article est parue dans Migros Magazine du 26 février 2007.