Toujours aussi inconscients, mes amis de Largeur.com me susurrent à l’oreille: «Pourquoi ne nous ferais-tu pas un article sur les élections nationales?» En effet, pourquoi pas? Je n’aime pas parler publiquement de politique nationale et je l’ai fait le moins possible. La raison en est simple: je vote machinalement. En réalité, je me retrouve dans la grande majorité de la population du pays – six électeurs sur dix aux dernières élections il y a quatre ans – qui estime que la Suisse est un pays profondément apolitique, qu’elle est gérée comme une entreprise par une hiérarchie bureaucratique coiffée par une espèce de Conseil d’administration dont les membres sont cooptés, irresponsables, inoxydables et, à de rares exceptions près (démission d’Elisabeth Kopp) insubmersibles.
Comme cela dure depuis des décennies, précisément depuis l’invention et la mise en œuvre de la formule magique en 1959 (tiens, un chiffre rond! Pourquoi ne célèbre-t-on pas à Berne la «paix politique» qui vingt-deux ans après la «paix du travail» a achevé la chloroformisation du pays?), j’en ai pris mon parti et je revendique sans bruit le droit à l’irresponsabilité civique. En attendant que le paysage s’anime, j’ai pris le parti de glisser dans l’urne, par principe et sans plus de conviction, un bulletin rouge compact en souvenir de mes origines ouvrières et populaires. Autrefois, j’aurais ergoté sur la mauvaise conscience de l’intellectuel petit-bourgeois, aujourd’hui je me fige en constatant que les années passent et que rien ne bouge.
Comment ne pas penser à ces pièces des maîtres de l’absurde, Beckett et Ionesco notamment, qui sont jouées depuis des années à Paris, Londres ou New York par les mêmes acteurs qui blanchissent sous le harnais de leur rôle, mais qui en font aussi une rente de situation peu susceptible d’être mécanisée ou robotisée comme le fut celle du malheureux poinçonneur des Lilas? Mais ces acteurs-là illustrent la vraie vie alors que nos politiciens – car il s’agit bien de politiciens et non d’hommes politiques et encore moins d’hommes d’Etat – témoignent eux d’une aliénation de bon aloi qui les fait aller au bureau chaque matin (très tôt disent-ils, car il est admis que le travail matinal est électoralement payant) pour gagner leur croûte comme vous et moi, avec les ambitions qui sont les leurs mais que je ne voudrais partager pour rien au monde, et la possibilité de mesurer, du fond de leurs fauteuils, l’immensité de leur impuissance et la vacuité de leur pouvoir.
Prenons un exemple au sommet. En quoi Ruth Dreifuss, présidente de la Confédération, titulaire d’un vaste département, attachée depuis toujours (sincèrement, j’en suis convaincu) au progrès social, a-t-elle pu modifier l’aspect non-social de l’Etat? En rien. Elle a été battue sur l’assurance maternité. Elle est battue tous les jours sur les assurances maladies (avec ce scandale typiquement bernois/fédéral du catapultage d’un météorologue à la tête de l’Office fédéral des assurances sans que personne ne pipe mot), et elle est encore battue tous les jours sur l’AVS-AI que la droite veut torpiller et libéraliser. Que fait-elle? Elle sourit d’un air emprunté et contraint. Comme si la politique était une affaire de contrition!
C’est un exemple. Villiger, Couchepin, Ogi et les autres ne font pas mieux.
En cette veille d’élections, les partis qui se sont officiellement et quasi institutionnellement répartis le pouvoir il y a quarante ans font mine de défendre des lignes différentes. Mais il suffit de tendre une oreille même distraite pour comprendre que leur prétendue cacophonie est en réalité une polyphonie fort habilement réglée. Les rôles sont répartis avec soin, le renouvellement des cadres est assuré et les seuls enjeux réels sont des enjeux de carrière: tel quadragénaire aux dents longues parviendra-t-il à obtenir les suffrages indispensables à la conquête de tel poste? Même Christoph Blocher a sa place dans cet ensemble: il donne son vrai visage au pays qui n’est tout de même pas majoritairement à gauche. Son discours véhémentement réactionnaire est en osmose profonde avec la tradition, une tradition que les guerres et les crises du XXe siècle n’ont pas entamée.
Mais par ailleurs, cette polyphonie témoigne d’une réalité profonde: le bonheur d’être Suisse, la conscience aiguë qu’il n’y en a point comme nous. Si les râleurs dont je m’honore de faire partie peuvent voter par principe en se pinçant le nez, une grande partie de la population se contente, en s’abstenant, de prendre acte du fait que le pays fonctionne, que la vie n’y est pas désagréable et encore moins difficile, que – malgré les légendes – on n’y travaille pas trop pour de coquets salaires.
De plus, n’oublions pas que par rapport à la démocratie athénienne, nous n’avons guère progressé: ceux qui auraient le plus de griefs à faire valoir, le plus de revendications à défendre, n’ont de toute manière pas le droit de vote.