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A l’école de la rue

Quitter l’insouciance de l’adolescence pour entrer dans le monde adulte, pas facile. En manque de repères et mis au ban de la société, certains jeunes s’inventent des rites destructeurs. Reportage dans deux banlieues genevoises.

Bonjour, je cherche un stage, vous avez quelque chose à me proposer?» Lamarana, 18 ans, essaie de se concentrer sur son appel. Il y a beaucoup de monde ce mardi après-midi dans le local du Bus prévention parcs (BUPP) de Lancy. Pour la plupart, des adolescents en rupture qui n’ont pas terminé leur scolarité ou qui ne parviennent pas à effectuer la transition de l’école au monde du travail.

«On me propose un stage bénévole de trois mois», dit la jeune fille – soudain timide – à Humberto Lopes, 31 ans, qui supervise les recherches d’emploi. Responsable d’une petite équipe d’éducateurs, il sillonne les rues et les préaux des quartiers chauds de la banlieue genevoise à la rencontre de ces jeunes qui passent le plus clair de leur temps désoeuvrés dans la rue. Il s’efforce de les convaincre de prendre rendezvous, les aide à trouver en emploi. D’origine cap-verdienne, il a lui-même galéré quelques années en faisant de petits jobs, avant de suivre une formation d’éducateur.

Par son coup de téléphone, Lamarana a accompli le premier pas vers l’insertion dans le monde du travail, contrairement à beaucoup de jeunes des quartiers difficiles qui ne tentent rien pour s’en sortir. «Ces ados, même ceux qui ont des capacités, se retrouvent vite en rupture. Les patrons n’engagent que les meilleurs et les autres restent sur le carreau», explique l’éducateur. Beaucoup proviennent de familles éclatées, souvent monoparentales. «S’ils restent dans la rue, c’est pour échapper à des situations familiales difficiles. Ils n’ont pas de repères à la maison.»

Les rites de passage qui structuraient auparavant la transition entre l’enfance et l’âge adulte (diplômes, premier emploi, service militaire) ont en effet largement disparu. «Cela provoque un mal-être intense chez ces «adulescents».Résultat: à 18 ans, on a affaire à des adolescents qui n’ont pas fini de grandir», affirme Humberto Lopes. Pour combler ce vide, les jeunes réinventent leurs propres rites initiatiques. Leur identité se forge dans la rue, dans la bande de copains. «Certains se regroupent par code postal, copiant ce qui se fait en France ou aux Etats- Unis, avec une logique presque tribale.»

Les bandes se forment aussi autour d’affinités musicales ou culturelles et se caractérisent par un style vestimentaire proche de l’uniforme. «Les fashions portent du Van Dutch, les rappeurs qui s’inspirent des banlieues françaises mettent leur pantalon dans les chaussettes et s’habillent en Lacoste, ceux qui s’inspirent des rappeurs américains ont des pantalons baggy et des pulls Ralph Lauren, les skateurs optent pour Vans ou O’Neill, sans oublier les ska, les punks, etc.», détaille Humberto.

Pour ces adolescents, la rue joue un rôle majeur. «Dès l’âge de 10 ans, ils y passent de longues heures, même tard le soir.» Préaux d’école, parcs ou centres commerciaux fermés, tous les espaces publics sont intéressants. «Ils reviennent chaque jour au même endroit. Certains groupes n’ont pas bougé depuis des années.» Les bandes se définissent également par une série de rites négatifs: pour intégrer le groupe, il faut faire ses preuves, par exemple en fumant une cigarette, mais aussi parfois en commettant un vol. Et la violence? «Les actes violents ne sont pas plus fréquents qu’auparavant, mais ils sont plus visibles et leur intensité a augmenté, dit Humberto. Ils débutent plus tôt et se pratiquent en groupe, parfois à dix contre un.»

L’alcool et les drogues – surtout douces – circulent aussi abondamment. «Le vendredi et le samedi, c’est soirs de fête. Les jeunes sont alors très alcoolisés, fument des joints de manière destructrice. Et ils n’osent souvent pas dire qu’ils souhaitent arrêter de peur d’être exclus du groupe.» Face à ces nouveaux codes, le BUPP essaie de recréer des rites positifs. La recherche d’un stage, l’organisation d’une soirée orientale ou une pétition à la Municipalité pour obtenir une salle de sport sont autant d’outils pour aider ces adolescents à prendre pied dans la société.

Il est 16 h 30. Humberto Lopes commence sa tournée. Première halte aux abords d’un vidéoclub. On y trouve Bekim, 20 ans, pull à capuche gris et bonnet vissé sur la tête. Kosovar, il vit depuis quinze ans à Onex. Il gère une salle de sport pour le BUPP et aimerait devenir éducateur de rue. Mais, pour l’heure, il accumule les petits boulots, malgré son diplôme de l’Ecole de culture générale (ECG). «Je travaille un mois, trois mois, ça ne dure jamais longtemps. Là, j’arrête l’usine, je viens de trouver un job dans un institut de sondage.» L’éducateur le regarde d’un air désapprobateur: «T’es pas allé à l’entretien vendredi dernier? » «Non, j’ai pas pu, j’étais chez le médecin. » «T’as prévenu au moins?» «Non…»

Le minibus repart. Prochain arrêt à «la Caro». Le préau de l’Ecole de la Caroline sert de repaire à Manael, Jennifer et Jonathan, âgés de 16 ans. «Ils viennent de sortir du cycle et se retrouvent tous les jours ici. Ils ne vont jamais au centre de loisirs qui est pourtant juste en face», explique Humberto. «On se connaît de l’école, raconte Manael, jeans slim et ballerines à paillettes. On fait partie des «fashions», mais on est tranquilles.» Le groupe passe quotidiennement plusieurs heures ici. «Je dis toujours à ma mère où je vais. Elle m’appelle sur mon portable quand je dois rentrer.» La jeune fille d’origine tunisienne fréquente l’Ecole de culture générale. Jonathan, en revanche, n’a pas trouvé d’apprentissage. «Je cherche, mais je ne sais pas dans quoi.»

D’autres jeunes arrivent. Ils sont maintenant neuf, filles et garçons mélangés. Les cigarettes circulent, le thé froid aussi. Parfois, c’est de l’alcool. «On va acheter de la vodka chez l’Afghan. Il m’en vend: je fais plus que mon âge», fanfaronne Manael. La nuit commence à tomber. Les jeunes vont bientôt rentrer pour manger. Ils ressortiront plus tard, vers 22 heures. Avant de partir, Humberto fixe rendez-vous à Jonathan pour le lendemain: «On se retrouve à 13 h 30 précises, pas 13 h 30-14 h, d’accord?» Le jeune homme a promis d’aider à coller des affiches pour une soirée. «On essaie de le remettre dans le système, il ne fait rien de la journée.»

Le minibus reprend la route. Direction l’«After School», un local géré par des jeunes. Alfredo, 20 ans, Mélanie, 17 ans, et Jean-Michel, 25 ans, y jouent à des jeux vidéo dans la pénombre. Trois fois par semaine, ils animent des anniversaires pour les enfants du quartier. En échange, ils ont le droit d’utiliser le local à toute heure. «Avant, je traînais dehors. Ici, c’est mieux: on a de la musique, des films, des cartes. C’est notre petit luxe», raconte Mélanie, qui effectue un apprentissage d’employée de commerce. «Ces ados sont un exemple pour la région, mais même eux ont de la peine à trouver un emploi et ont des problèmes », constate Humberto. «Oui, on sort du lot par rapport aux autres jeunes, on est moins tentés de faire des conneries», renchérit Alfredo, en formation pour devenir technicien. Prochaine étape, le parc de la mairie.

En chemin, on croise Michelle. Elle part dans deux jours aux Philippines, son pays d’origine. «Tu quittes le collège en milieu d’année? Il en dit quoi le directeur?» s’inquiète l’éducateur. «Il m’a dit que ça me ferait du bien de retrouver mes racines. Je retournerai à l’école l’année prochaine. » Arrivée à la mairie d’Onex. Swann, 20 ans, et Mayec, 21 ans, sont installés sur un banc. Etudiant en physique à l’université et à l’Ecole hôtelière, ils n’ont pas le profil de jeunes en rupture. Pourtant, ils se retrouvent eux aussi tous les soirs dans la rue. «On vient ici depuis six ans», raconte Swann.

A quelques mètres, un de leurs amis roule un joint. Ces jeunes sont des amateurs de break: ils cherchent une salle pour s’exercer. «Le problème, c’est qu’ils n’ont nulle part où aller. S’ils s’installent dans un lieu public, les habitants font aussitôt une pétition pour les chasser», relève Humberto. «Un temps, on allait dans une salle de sport du coin, mais on nous a dit de partir parce qu’on gênait les gens qui jouaient au badminton», dit Swann. Parfois, ils vont aussi «breaker» au centre commercial de Balexert, après la fermeture. Il est passé 19 heures, la tournée touche à sa fin. Humberto dit au revoir aux jeunes: ils ont chacun droit à une poignée de main. Un code. Positif celui-là.

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Anne Jeger, psychologue clinicienne lausannoise, a l’habitude de travailler adolescents à problèmes.

Comment expliquer les comportements à risque adoptés par les jeunes?

Nous sommes dans un monde qui se «déritualise», ce qui contribue à la montée de pathologies diverses et à l’adhésion à des groupes sectaires qui rappellent la tribu d’antan. Les adolescents ne trouvant plus de rites de passage suffisamment structurants, qui leur permettraient de se transcender vers l’âge adulte, vont créer des situations de remplacement – telles que la transgression routière, les conduites sexuelles à risque ou la prise de drogues. Des nouveaux rites qui ne sont plus initiés par des adultes responsables. Ils testent ainsi les limites de leur corps jusqu’à être marqués de blessures qui rappellent les scarifications des sociétés africaines.

Que faire d’un adolescent qui s’adonne à ce type de pratiques dangereuses?

Premièrement, l’accompagner, l’écouter et communiquer. Deuxièmement, réinventer des rites initiés par des adultes et qui soient des tremplins significatifs: expérience à l’étranger ou dans différents milieux professionnels (stages, etc.). Troisièmement, redonner sa valeur au travail, facteur d’intégration sociale et aide à la construction d’un projet de vie. Enfin, créer davantage de liens entre anciens et jeunes.

Avons-nous vraiment besoin de rites de passage?

Oui, ils marquent le passage entre l’avant et l’après, ils rythment le temps qui passe. Ils séparent pour grandir. Comme le dit Georges Lapassade, «le rite consacre un départ et une arrivée». Ils sont structurants pour l’adolescent et futur adulte et donnent des repères sociaux.

Propos recueillis par Martine Brocard

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Une version de cet article est parue dans Migros Magazine du 26 mars 2007.