Le refus du Conseil fédéral d’une troisième voie ferroviaire entre Lausanne et Genève dépasse de loin le sort des pendulaires. Il semble annoncer les mauvais choix d’un pays bientôt déconnecté.
Un drôle de ZEB: c’est sous cette abréviation alémanique pour «Futur développement des projets ferroviaires», que la deuxième phase de Rail 2000 suscite une tempête de fureur le long des berges du Léman.
La faute au Conseil fédéral qui s’apprête à exclure du paquet la construction d’une troisième voie sur l’axe Lausanne-Genève, un des plus encombrés mais aussi des plus rentables de Suisse.
En cinq ans, les passagers quotidiens ont passé de 26’500 à 39’000 (une augmentation de 30%) et les prévisions les plus mesurées annoncent un bond de 50% sur la période 2015-2030. Pour des raisons essentiellement démographiques avec 100’000 nouveaux habitants prévus en 2020 dans le seul canton de Vaud. Les spécialistes parlent donc de catastrophe programmée.
Mais voilà, l’enveloppe Rail 2000 votée en 1998 par le peuple est en train, si l’on peut dire, d’être mangée par les surcoûts du Gothard. D’où la fracassante déclaration de Moritz Leuenberger à propos cette troisième voie lémanique qui ne serait «désormais plus prioritaire».
Les amis du ministre des Transports font valoir que ce n’est pas lui le méchant de l’histoire, mais une majorité anti-rail au Conseil fédéral, emmenée par Merz, qui a fait de la fermeture de lignes une obsession budgétaire, et Blocher qui ne comprend pas (ne les empruntant jamais) de quoi l’on parle lorsque l’on évoque les transports publics.
A Genève, Robert Cramer, chef du département du Territoire, et qui a sans doute employé un autre verbe dans la version originale, reproche au Conseil fédéral de «mettre en l’air» les régions qui marchent, tel ce paysage lémanique soudain présenté comme un moteur économique et démographique majeur du pays.
Côté vaudois, le conseiller national Charles Favre parle plus sobrement de «trahison» tandis que le chef du département des Infrastructures François Marthaler rappelle que le peuple s’est prononcé en 1998 moins sur les 30 milliards de l’enveloppe Rail 2000 que son sur contenu, à savoir, entre autres, la fameuse troisième voie. Et que donc le Conseil fédéral ne serait habilité à faire ce que bon lui chante des trente milliards de cette enveloppe, par exemple colmater les trous imprévus du Gothard.
La presse lémanique n’est pas à la traîne dans ce convois de protestations: Le Temps qualifie «d’escroquerie intellectuelle» l’argument des difficultés géologiques venant gonfler la facture du Gothard, tandis que 24 Heures parle d’un «aveuglement qui confine au mépris».
On pourra cependant faire remarquer que les responsables lémaniques (par exemple les délégations vaudoises et genevoises sous la coupole) n’ont pas su se faire entendre suffisamment fort, faute d’envergure et de leaders crédibles.
A décharge on conviendra de la difficulté extraordinaire à dégager un semblant d’unanimité au moment d’entrer en résistance, chaque canton ou région jouant sa propre et étriquée partition, défendant mordicus qui son Gothard, qui son Lötschberg, qui son S-Bahn, qui ses tape-cul à crémaillères.
L’enjeu dépasse pourtant largement le sort de ces milliers de pendulaires lémaniques hagards, trimballés debout aux petites heures et ramenés entre chien et loup, toujours aussi compressés et un peu plus hagards.
Le directeur romand d’Avenir Suisse Xavier Comtesse, dans le Temps, diagnostique ainsi un mal plus profond que le simple mépris de la majorité alémanique pour la minorité romande: la Suisse obsédée par le vieil axe nord-sud qui a fait sa prospérité autour de la verticalité Rhône-Rhin, se focalise sur le Gothard alors que de nouveaux axes dynamiques se mettent en place sur une ligne horizontale ouest-est, où les mégapoles ont remplacé les fleuves pour dicter le sens du commerce.
Reliées entre elles par TGV, Paris, Londres et Bruxelles font figure de «tête de pont » à laquelle viennent ou viendront se raccrocher les points d’une vaste tangente vers l’est (Amsterdam, Berlin, Varsovie, Minsk et Moscou) en passant par le centre (Vienne-Bratislava-Budapest). Sans parler d’une horizontale prometteuse au sud (Barcelone, Marseille, Turin, Milan, Zagreb, Belgrade, Bucarest).
Selon Xavier Comtesse toujours, les «mégapoles» suisses (les trois régions lémanique, bernoise et zurichoise) risquent de rater le raccordement à ces nouveaux réseaux.
Les liaisons Genève-Lyon (deux heures) et Zurich Munich (quatre heures) sont indignes du 21ème siècle.
Au lieu de creuser encore une fois les Alpes, il conviendrait donc plutôt de développer des lignes à grande vitesse reliant le plateau à cette nouvelle Europe horizontale, sur un axe ouest-est Lyon-Munich, via Genève, Lausanne, Berne et Zurich.
Bref, le futur de la Suisse pourrait se jouer quelque part sur le ballast entre Coppet et Allaman.
