Partout à l’Est, quelques poignées d’oligarques se partagent les dépouilles de l’Etat pour empocher le maximum d’argent le plus vite possible. Ce qui implique de virulentes luttes pour le pouvoir. L’Europe laisse faire.
On peut éprouver quelque difficulté à suivre les méandres des révolutions oranges qui, depuis deux ou trois ans, caractérisent la politique de deux grands Etats de l’Europe de l’Est, la Roumanie et l’Ukraine.
C’est normal, tous deux sortent d’une longue période de glaciation et cherchent à se libérer des appareils étatiques –justice, armée, police, services secrets — mis en place il y a un bon demi-siècle par les Soviétiques.
Mais, me direz-vous, c’est chose faite depuis longtemps! La Roumanie est désormais membre à part entière de l’Union européenne, l’Ukraine a quant à elle clairement dit lors des dernières élections qu’elle penchait vers l’Occident. C’est vrai. Mais c’est aussi complètement faux!
Les comptes, tous les comptes, ne sont pas encore réglés et pour l’essentiel les appareils d’Etat sont toujours aux mains d’apparatchiks de la vieille école stalinienne. Je précise: les bureaucrates de niveau moyen et supérieur, pas les ministres qui eux peuvent se dire démocrates et plastronner avec une certaine nonchalance médiatique sans avoir réellement prise sur la réalité.
Dans le cas de la Roumanie que je connais de près, une image me poursuit depuis l’entrée du pays dans l’UE le 1er janvier dernier. Je vois la grande salle d’un restaurant de luxe avec ce qu’il faut de larbins pour servir et de jeunes élégantes pour papillonner.
Au centre, une vaste table ronde autour de laquelle une dizaine de messieurs de moins en moins dignes au fur et à mesure que la soirée avance. Plats et boissons abondent. La discussion, souvent tendue, est parfois agressive, voire vulgaire, grossière même. C’est que les intérêts en jeu valent toutes les parties de poker!
De temps à autre, dans la pénombre des draperies murales, un porte-flingue tondu bande ses muscles prêt à bondir. Au-dessus des têtes, un grand lustre de cristal scintille de mille éclats, il porte les 32 milliards d’euros que, dans sa magnanimité, l’Union a décidé de répandre sur le pays. Il s’agit de savoir qui va palper…
Ce que je lis de l’Ukraine me dit que ce n’est pas différent, sauf que les protagonistes de la crise en cours n’ont pas, suspendus sur leur tête, les dizaines de milliards d’euros bruxellois.
Partout à l’Est, quelques poignées d’oligarques se partagent les dépouilles de l’Etat, vendent au mieux offrant en bakchichs des usines entières, des mines, des gisements de pétrole ou de gaz, des forêts ou des terres par dizaines de milliers d’hectares. Pour la Roumanie, le pactole est tout simplement fabuleux: 32 milliards d’euros en six ans ! Plus de cinq milliards par an.
A ce tarif, il n’y a pas de morale qui tienne. Ni d’engagement politique. Ni de promesse électorale. Encore moins de sens civique.
La règle est simple: empocher un maximum. Très vite. Ce qui implique bien sûr de virulentes luttes pour le pouvoir.
En décembre 2004, Traian Băsescu, politicien réputé intègre, gagnait l’élection présidentielle roumaine avec le soutien de son parti démocrate et d’un allié, le parti national libéral. A la surprise générale, il envoyait les partisans du sortant Ion Iliescu dans les cordes. Logiquement, il chargeait un libéral, Calin Popescu Tăriceanu, de former un gouvernement de coalition en imposant quelques proches dont Monica Macovei, une avocate militante des droits de l’homme, à la justice.
Cette dernière parvint à faire passer quelques mesures pour lutter contre la corruption généralisée des hautes sphères du pouvoir. Elle eut les coudées franches pendant quelques semaines, jusqu’au jour où, intervenant dans un scandale financier impliquant un oligarque du pétrole, Dinu Patriciu, elle fut sèchement priée par le premier ministre de porter son intérêt ailleurs.
Soutenue par la Commission européenne, elle put encore faire front à une opposition de plus en plus violente de l’ensemble de l’establishment politique menacé par ses enquêtes anticorruption. Un establishment qui avait par ailleurs besoin de sa caution pour obtenir l’adhésion au 1er janvier 2007. Il n’aura fallu que trois mois pour l’éliminer.
Le nouveau gouvernement Tăriceanu compte par contre plusieurs membres de l’entourage direct de Dinu Patriciu. Il est minoritaire au parlement et ne doit son existence qu’au bon vouloir des oligarques de la prétendue opposition sociale-démocrate d’Iliescu.
Une rupture au sommet de l’Etat entre un président et son premier ministre pourrait n’être que banale si le pays — comme la France contrainte à la cohabitation — avait une assise politique, institutionnelle et, surtout, constitutionnelle solide. Or ce n’est pas le cas.
Les constituants roumains de 1991 étaient aux ordres de Ion Iliescu, le putschiste qui organisa la chute de Ceauşescu en la faisant passer pour une révolution. Pour lui, il allait de soi que le président gouvernait, le premier ministre administrant.
C’était compter sans le développement du système des partis, des partis qui aujourd’hui encore n’ont pas d’idéologie marquée mais servent de courroie de transmission à de grands intérêts privés. Pis même, les députés ne sont pas choisis par les électeurs mais élus sur des listes bloquées, créant ainsi une caste de parlementaires inamovibles, plus prompts à se voter des passe-droits que leur autodissolution!
A l’heure actuelle, le président Băsescu se trouve dans une impasse. Ses adversaires tentent même de lancer contre lui une procédure d’impeachment à l’américaine. Complètement isolé, il se fait traîner dans la boue par les députés, ministres et journalistes. Mais reste en tête dans les sondages. Donc pas question pour ses adversaires de retourner aux urnes dans l’immédiat.
Même les élections européennes qui auraient dû se tenir en avril ou mai sont renvoyées à plus tard.
Le cas de l’Ukraine est très proche. A Kiev aussi, trois forces institutionnelles se disputent le pouvoir: le président, le premier ministre et le parlement, chacun ayant sa logique et ses intérêts propres. Comme à Bucarest, les vainqueurs des anciens communistes, le président Viktor Iouchtchenko et la belle Iulia Timochenko se sont aussitôt divisés non sur fond idéologique mais sur les modalités du partage du pouvoir. Aujourd’hui, c’est Viktor Ianoukovitch, le premier ministre prorusse issu du sérail soviétique, qui risque d’emporter la mise.
En Ukraine aussi, la constitution ne trace pas une limite claire entre les attributions de la présidence et celle du premier ministre. Parce que, comme en Roumanie, elle a été rédigée dans un esprit de continuité avec la dictature qui tablait par définition sur un pouvoir fort à la tête de l’Etat. Comme à Bucarest, on n’avait pas prévu non plus l’émergence d’une autonomie incontrôlable du parlement.
En Ukraine, il existe un danger réel non pas de guerre civile, mais de répression militaro-policière (proclamation de l’état d’urgence, par exemple) parce que le pays est coupé en deux entre les partisans de l’Occident et ceux de Moscou. Il est probable que la réussite du coup de Jaruzelski en Pologne en 1981 doit aujourd’hui résonner dans nombre de cerveaux tant à Kiev qu’à Moscou.
En Roumanie, cette fracture n’existe pas. De surcroît, la population est — pour le moment en tout cas — d’une indifférence totale envers les combats de chefs. Le danger pourrait venir d’un retour aux vieux démons d’avant-guerre, quand le pays fut livré à des gouvernements fascisants.
Ce danger a un nom: Gigi Becali, le patron du club de foot Steaua, un oligarque inculte, malin et extravagant qui est parvenu au cours de ces derniers mois à acquérir une popularité extraordinaire en distribuant des euros en veux-tu en voilà.
Depuis quelques temps, son dernier gadget est la construction d’églises dans les campagnes, car le bonhomme se veut un croisé de l’orthodoxie comme les légionnaires des années 1930. Dans le dernier sondage, son parti est crédité de 15% des voix et lui-même de 39% contre 41% au président Băsescu qui, avant Noël était encore à 60%.
Reste une question. Est-il admissible pour l’Union européenne d’accepter un Etat dirigé par une marionnette alors que de louches messieurs se partagent les prébendes autour d’une table?
Pour avoir la réponse, retournez la proposition. Que pourrait faire l’Union européenne si l’un de ses membres se dotait d’un gouvernement dirigé par une marionnette permettant à quelques messieurs louches de se partager les prébendes autour d’une table?
