Contrairement à ses boutiques scintillantes installées sur les plus belles avenues du monde, Cartier cultive la discrétion en son siège international à Genève: la direction du leader mondial de l’industrie du luxe occupe deux étages d’un immeuble anonyme du boulevard James Fazy, près de la gare Cornavin.
Peu de Genevois savent que c’est là, au bout d’un couloir au deuxième étage, que se trouve le bureau de Bernard Fornas, 60 ans, directeur général de Cartier. «Je voyage sept mois par année mais j’adore Genève où je réside depuis 2001», dit-il en souriant devant un des tableaux d’André Lanskoy qui orne, entre autres œuvres d’art moderne, son bureau au style épuré.
Avec un chiffre d’affaire estimé à 3 milliards de francs annuels, Cartier assure environ la moitié des revenus du groupe Richemont. Autant dire que la marque représente, et c’est le cas de le dire, le joyau du groupe.
A force de croître, n’y a-t-il pas un danger pour Cartier de se banaliser, de devenir une marque moins exclusive?
Pas encore car le réservoir de croissance reste énorme, notamment dans les pays émergents comme la Chine, l’Inde, la CEI et le Moyen Orient. Dans ces pays, on apprécie les belles choses depuis des millénaires. Les Russes sont une population de grande culture, tout comme les Chinois qui, de plus, ont une revanche à prendre sur l’Occident.
Nous sommes la marque de luxe la mieux implantée en Chine: nous y avons ouvert 17 boutiques, et nous en aurons 25 d’ici la fin 2008. C’était une bonne décision d’y aller tôt car il faut du temps pour faire connaître nos produits, pour «éduquer» un nouveau marché. Nous étions aussi pionnier ailleurs, et Cartier a été la première marque de joaillerie à s’implanter en Sibérie occidentale, en Ukraine, en Azerbaïdjan, au Kazakhstan ou en Georgie.
Pour l’instant, l’Inde est un marché difficile à cause des taxes qui y rendent nos produits 50% plus chers qu’ailleurs. Mais la situation changera et, d’ici deux à trois ans, le marché indien se développera. Nous comptons actuellement 250 boutiques dans le monde, et nous dépasserons 300 boutiques d’ici à trois ans.
Le groupe Richemont fixe-t-il des objectifs de résultats pour Cartier? Autrement dit, la pression est-elle forte sur vos épaules?
Nous fixons ensemble des objectifs ambitieux mais réalistes. Le potentiel de réserve est important car, comme je le dis souvent, je dirige la plus belle marque du monde. Je reste confiant: nous allons continuer à grandir tout en protégeant notre ADN, notre culture.
Y a-t-il des différences de pratique, de goûts, en fonction des régions?
La beauté n’a pas de frontière, nos produits intéressent donc toutes les cultures. On note cependant une préférence des Asiatiques pour la mécanique horlogère complexe. Et d’autres particularités: les Chinois préfèrent l’or jaune et les Japonais l’or gris.
Par ailleurs, les Asiatiques ont de plus petits poignets que nous, et nous avons donc créé une version spéciale, plus petite, de La Doña, notre nouvelle ligne de montre, pour ces marchés. A part quelques variantes ici ou là, l’immense majorité de nos créations se vendent partout. Nous avons cependant quelques objets spécifiques à certaines cultures, comme une main de Fatima en joaillerie, destinée notamment au marché marocain.
Le Japon est à la peine. Restera-t-il votre premier marché compte tenu de l’évolution des pouvoirs d’achat autour du monde?
Trois raisons expliquent la baisse de nos résultats au Japon. La première, c’est la faiblesse du yen qui diminue le pouvoir d’achat des Japonais à l’extérieur du pays. La deuxième, c’est un facteur sociologique: les «office girls», c’est-à-dire les jeunes employées de bureaux, avaient pour habitude de rester habiter longtemps chez leurs parents et de dépenser leurs premiers salaires dans des produits de luxe. L’évolution culturelle veut qu’elles préfèrent désormais s’acheter le plus vite possible un appartement ou des voyages; nos ventes s’en ressentent.
En troisième lieu, les pays émergents connaissent des croissances plus rapides, ce qui a un impact sur le classement du Japon. Mais je peux vous assurer que de l’eau coulera encore sous les ponts jusqu’à ce que le Japon perde sa première place.
Au-delà des nouveaux marchés, voyez-vous des potentiels de croissance dans d’autres secteurs, par exemple de nouveaux accessoires?
Nous sommes déjà numéro 1 de la lunette de luxe, numéro 2 du stylo et du briquet de luxe, respectivement derrière Mont-Blanc et Dunhill (qui sont d’autres marques du groupe Richemont). Nous pouvons renforcer notre présence dans la petite maroquinerie, mais pour l’instant, nous allons surtout progresser dans ce que nous connaissons.
Il faut savoir que la plupart de la joaillerie vendue dans le monde n’a pas de marque: ce sont des alliances ou des bijoux réalisés par des petits artisans. Sur un marché global de la joaillerie mondiale estimé à 150 milliards de dollars annuels, les marques ne représentent que 4 ou 5 milliards. Le potentiel est donc énorme, et nous sommes très bien placés car nos bijoux se reconnaissent facilement: Cartier est synonyme de luxe dans le monde entier.
Depuis le célèbre diamant brut Star of the South, de 245 carats, dont on dit qu’il a été cédé à plus de 12 millions d’euros, est-ce que Cartier a vendu d’autres pièces aussi chères et rares?
Nous avons vendus une pièce du même ordre récemment, mais je ne vous dirai pas où ni à qui car nous préservons la discrétion de notre clientèle. Je rappelle au passage que l’on trouve des produits Cartier à moins de 60 francs pour un parfum, 1’000 francs pour un bracelet Love, et 3’000 pour une montre en acier. Il y a aussi des montres rivières à 2,5 millions de dollars, et des pièces de joaillerie d’exception comme celle que vous mentionnez. La gamme est très vaste.
Associer la marque à de grandes célébrités, est-ce que cela reste un axe important de la communication de Cartier?
Nous ne suivons pas, comme certaines autres marques, cette folie qui consiste à se battre pour placer ses bijoux partout. Certaines célébrités, comme Monica Bellucci, nous choisissent par amour. C’est une femme panthère, qui s’associe parfaitement au style Cartier, et c’est elle qui est venue nous voir. Chez nous, le héros c’est le produit: Monsieur X ou Madame Y mourra un jour, mais Cartier reste pour toujours.
La Suisse est-elle un marché important pour Cartier?
Bien sûr, notamment parce qu’ elle accueille un tourisme de qualité. Par ailleurs, sur les 4700 employés de Cartier, environ 1400 travaillent en Suisse.
Quels sont vos endroits préférés à Genève? Et qu’aimez-vous le moins dans cette ville?
J’apprécie le lac car je fais du bateau, et la montagne pour le ski. Je mange volontiers au bistrot Dumas (je reste Lyonnais!), à Châteauvieux ou chez Lipp. J’aime moins le côté «ville du Nord» de Genève: après 19h, les rues sont vides. Je reviens de Jaipur, et le contraste est saisissant…
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Parcours
Diplômé de l’Ecole Supérieure de Commerce de Lyon en 1970 et titulaire d’un MBA de la Kellogs School of Management, Bernard Fornas débute sa carrière professionnelle chez Procter & Gamble en France. En 1976, il rejoint l’International Gold Corporation, organisme international, émanant des mines d’or d’Afrique du sud, destiné à la promotion de l’utilisation de l’or et la bijouterie.
Il est promu directeur général en France puis directeur Europe de la division Joaillerie, basée à Genève, en 1980. Il rejoint ensuite la société Guerlain (parfums et cosmétiques). Comme directeur du marketing international, il est notamment l’artisan de la conception et du lancement du parfum Samsara.
En avril 1994, il rejoint Cartier International, en tant que directeur marketing international pour l’Horlogerie, les Cuirs, Parfums, Lunettes, Briquets et Stylos. En janvier 2000, il est nommé directeur général marketing pour l’ensemble des produits. En novembre 2001, il est nommé à la direction de Baume et Mercier à Genève. Début novembre 2002, il devient Président Directeur Général de Cartier International. Lieutenant de réserve dans l’Infanterie de Marine, il est passionné de voitures anciennes, qu’il collectionne, et de peinture moderne.
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Cartier, l’atelier familial devenu empire
En 1847, Louis-François Cartier reprend l’atelier de bijouterie de son maître, Adolphe Picard, situé 29 rue Montorgueil à Paris. La Maison Cartier est née. En 1899, Cartier déménage au 13 rue de la Paix, l’adresse actuelle du siège français de la marque. L’avenir de l’entreprise est confié aux trois frères Cartier: Louis, Pierre et Jacques. Ils voyagent dans le monde entier, de l’Inde à la Russie, du Golfe Persique aux États-Unis. Des succursales ouvrent à Londres en 1902 et à New York en 1909.
Cartier ne tarde pas à se faire un nom auprès des cours royales d’Europe. Le Prince de Galles, qui en 1902 allait devenir Édouard VII, proclame Cartier «Joaillier des Rois et Roi des Joailliers», et en 1904 accorde à la Maison le premier brevet royal qui en fait le fournisseur de la cour d’Angleterre. Les créations Cartier sont marquées par les influences des civilisations lointaines que les trois frères ont découvertes au cours de leurs voyages.
Dès ses débuts, Cartier s’est intéressé à l’horlogerie et a développé un grand nombre de montres à gousset et de châtelaines. En 1888, les livres de comptes de Cartier font mention des premières montres-bracelets pour femmes car, pour Louis Cartier, c’est là que réside l’avenir.
En 1904, il crée la montre Santos pour son ami l’aviateur brésilien Santos-Dumont. Un succès qui sera suivi par la création de plusieurs autres modèles qui, tous ensemble, constituent l’héritage horloger du XXème siècle: la montre Tonneau (1906), la Tortue (1912), la Tank (1919), la Baignoire (1957), la Panthère (1983), la Pasha (1985), la Tank française (1996). Plus récemment, Cartier a présenté la Roadster (2002), la Santos 100 (2004), la montre Pasha 42 mm (2005) et enfin la Daña, dévoilée en grande première l’an dernier au SIHH de Genève.
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La galaxie Richemont
Deuxième groupe mondial de l’industrie du luxe, Richemont dirige désormais l’ensemble de ses activités depuis son nouveau siège de Bellevue, à Genève. Ce bâtiment à 63 millions, conçu par l’architecte français Jean Nouvel, abrite près de 300 collaborateurs ainsi que le siège de Baume & Mercier, l’une des étoiles horlogères de la galaxie Richemont.
Fondé en 1988, Richemont[50] est aujourd’hui le deuxième groupe mondial du luxe derrière LVMH. C’est aussi, et on ne le réalise que trop peu, un très gros pourvoyeur d’emplois en Suisse romande. Avec près de 4700 collaborateurs, l’empire du luxe est même l’un des plus gros employeurs industriels de la région.
Ses principaux domaines d’activité sont la bijouterie, l’horlogerie, les instruments d’écriture, la maroquinerie et l’habillement. Le groupe détient en outre 18% de British American Tobacco (Dunhill, Kent, Lucky Strike, Pall Mall).
L’implantation du siège mondial à Bellevue résulte d’une réflexion stratégique. Il y a quatre ans, le groupe traversait une période de crise, due à l’inflation de ses coûts, à un manque d’innovation identifié et à des problèmes organisationnels. Le Sud-Africain Johann Rupert, l’actionnaire majoritaire, prend alors la tête de l’empire. Il constate que le groupe souffre notamment de son éclatement géographique, avec des sièges opérationnels à Paris (une partie de la direction), Londres (finance), Zoug (communication), et Genève.
Outre des coûts fixes importants, cette situation engendrait des difficultés de communication et des tensions culturelles. Centralisé depuis quelques mois à Bellevue, le groupe Richemont a désormais toutes les cartes en main pour repartir à la conquête de nouveaux territoires.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire du printemps 2007.