Enfin ça bouge! C’est avec un grand plaisir que je bats ma coulpe après avoir traité avec légèreté des élections fédérales la semaine dernière sur Largeur.com. Comment ne pas se réjouir en effet de la probabilité d’un réchauffement de la vie politique suisse? Et tant pis s’il est provoqué par la victoire de l’Union démocratique du centre de Christoph Blocher, parti dont l’appellation francophone sonne comme un euphémisme par rapport à son nom germanique, Schweizerische Volkspartei.
Il eût certes mieux valu qu’une telle remise en question ne vienne pas d’une victoire de l’extrême-droite populiste, mais nous n’avons plus le choix. D’ailleurs, les réactions après le scrutin témoignent de cette envie de mouvement: même la Neue Zürcher Zeitung se prend à frétiller en espérant que cette victoire de la droite de la droite permette à un vaste bloc bourgeois régénéré d’écarter les socialistes du pouvoir. On connaît trop, hélas, la propension aux tergiversations et aux attermoiements des milieux politiques pour espérer un vrai changement dans l’immédiat.
Pendant les quelques semaines qui nous séparent de l’élection du Conseil fédéral, l’agitation sera grande dans les milieux concernés. Et puis, grâce à quelques susucres (un poste de chancelier aux partisans de Blocher par exemple), tout risque de retomber dans le train-train fédéral, en attendant que, comme Haider, Blocher renforce encore plus ses positions et provoque une vraie crise aux prochaines élections. A moins qu’il ne sorte de sa réserve et lance ses troupes à l’assaut des bilatérales lors de la votation agendée au mois de mai prochain.
N’empêche! Historiquement, la Suisse se trouve dans une situation qu’elle n’a jamais connue: la confrontation à un homme fort. C’est la première fois qu’un personnage politique n’est pas l’émanation d’un parti. Pour la première fois, un citoyen est parvenu à s’emparer d’un appareil (l’UDC), à developper un mouvement de base (l’Association pour une Suisse indépendante et neutre), et à développer une stratégie électorale gagnante autour de lui-même, en laissant dans l’ombre sa formation politique et les organisations de base. Et cela grâce à son argent, à des moyens financiers auxquels les autres partis (en l’état des choses) n’osent même pas rêver. Christoph Blocher est milliardaire.
Jamais en Suisse, un politicien n’est parvenu à se jouer ainsi des institutions en prenant systématiquement l’establishment à contre-pied. Jamais on n’a vu le principal leader d’un parti gouvernemental gagner les élections en jouant ouvertement la carte de l’opposition. Ces signes ne sauraient tromper: Christoph Blocher est seul maître de son jeu, ce qui lui permet de poursuivre sans entrave sa course au pouvoir. D’où son aura extraordinaire dans des milieux aussi différents que le petit prolétariat xénophobe ou la grande bourgeoisie zurichoise. Nul doute de ce point de vue que le succès de dimanche est annonciateur de victoires futures encore plus grandes.
Or la classe politique suisse engoncée dans ses préjugés et ses ambitions carriéristes à la petite semaine n’est pas préparée à affronter un tel homme. Là où il faudrait un programme réformateur urgent (en refondant par exemple un solide parti de centre-droite sur les squelettes ambulants que son devenus le PRD et le PDC), il n’est pas difficile de prévoir qu’il n’y aura que des petites manœuvres visant à la survie politique de tel ou tel cacique.
Dans son histoire, la Suisse a connu un seul homme fort: le général Guisan. Mais c’était un militaire, pas un politicien, même s’il était issu du sérail. Il est tout de même intéressant de constater que cela s’est produit dans une période de crise profonde, à un moment où les partis gouvernementaux (PRD-UDC-PDC, les socialistes n’étaient pas au pouvoir) ne se montraient pas à la hauteur de la tâche politique qui leur incombait: souder un pays éclaté en un Etat parlant d’une seule voix pour résister à une agression éventuelle.
Enjambant allègrement les hiérarchies établies et les rapports de force politiciens, le général Guisan, au cours des années 1940-1944, a mené sa propre barque avec le seul appui d’un petit groupe de fidèles. Mais il s’est surtout révélé redoutable dans la création de sa propre image. Plutôt que perdre son temps dans de stériles discussions d’état-major, il a occupé le terrain en parcourant le pays en long et en large. Plutôt que polémiquer avec les gouvernants, il les a simplement ignorés en assenant à coup de discours et d’ordres du jour sa propre conception de la politique: la résistance, la confiance dans le commandement de l’armée, le regroupement des forces autour de la figure du chef.
Il s’est tellement pris à son jeu qu’au moment de la retraite, la guerre terminée, il eut beaucoup de peine à rentrer dans le rang et à laisser les politiciens reprendre l’initiative.
Mais l’homme fort Guisan fut le produit d’une guerre mondiale.