LATITUDES

Philippe Zumbrunn, tout pour la musique

Le fondateur et ancien directeur de Radio Framboise relance la radio jazz qu’il a fait naître voilà dix ans. Mais ce n’est que la partie visible d’un immense projet dédié à ses deux passions de toujours: la musique et la photographie.

Philippe Zumbrunn peste contre le téléréseau neuchâtelois. Voilà quatre jours qu’une avarie de l’opérateur inflige ratés et distorsions aux émetteurs de sa Radio Jazz International (RJI). Il la diffuse sur internet depuis la cave de sa maison de Bôle, pas loin de Neuchâtel, encombrée par plus de 100’000 disques.

Ce grand échalas au look de saltimbanque, cravate à notes et grosse lunettes rétro, le cheveu rare et trop long pour qu’on le prenne pour «un requin de la finance» ou un papy gâteau, ploie mais ne cède pas face à l’adversité. Il a pourtant bien cru y passer lorsqu’une dépression l’a tenu enfermé chez lui. Le contrecoup de la vente «catastrophique» de Radio Framboise et du changement de nom de la station.

Aujourd’hui, et malgré ses 76 ans, il bondit d’un projet à l’autre avec l’énergie de ceux qui reviennent de loin. Début mai, il déménagera son matériel radiophonique dans un dancing désaffecté qu’il a racheté dans le Val-de-Ruz, aux Geneveys-sur-Coffrane. L’occasion pour le promoteur d’étoffer des programmes jusqu’alors limités à de la musique en flux constant sur internet.

«Il y aura des petits commentaires et des interviews découpées en tranches de quinze minutes», promet-il. Pour les interventions, il évoque ses amis Claude Nobs, Emmanuel Gétaz, l’ancien administrateur des Docks, ou encore Fabrice, animateur de l’émission La Classe sur France 3 dans les années 80, un fan de be-bop qui coule une retraite tranquille dans les environs de Lausanne. Le jazz reste au cœur du dispositif avec des heures thématiques: «Je mélange pour éviter à l’auditeur qui écoute chaque jour la radio à la même heure de tomber sur le même genre musical.» Ensuite, ensuite… «ce sera la diffusion par satellite dès que j’aurai obtenu un financement.»

Mais la station ne constitue qu’un maillon d’un programme beaucoup plus vaste. «Au risque de déshériter mes enfants, je vais créer une fondation indissoluble qui abritera tous mes trésors: revues, photos et disques. Aux archives s’ajouteront une salle de concert, un espace muséal et un laboratoire photos.» Ce véritable sanctuaire abritera tous les souvenirs de ce passionné extrémiste, de ce collectionneur fou qui regrette que sa descendance ne partage pas ses coups de cœur, mais qui se cabre en imaginant l’éparpillement de son patrimoine.

Il raconte son enfance passée dans une famille de la bonne bourgeoisie, à Colombes, une cité dortoir aux portes de Paris. A la Libération, il découvre le jazz grâce aux GI’s qui importent cette musique bannie sous l’Occupation. Il croche tellement qu’il en «ingurgite pendant la nuit en dormant». Petit génie de la technique devenu entre-temps ingénieur du son, il confectionne lui-même son poste de radio pour écouter les stations américaines ainsi qu’un flash électronique pour immortaliser Louis Armstrong ou Billie Holliday qui tournent dans le noir de l’Alhambra ou de l’Olympia.

Déjà à l’époque, il cherche à transmettre sa passion. Avec quelques camarades nantis de Colombes, il pilote un gigantesque projet de centre culturel pour lequel ils obtiennent l’équivalent actuel de 20 millions de francs de subventions. Ils réalisent notamment un auditorium, un théâtre et un labo photo. Philippe Zumbrunn enseigne la filiation entre Elvis et Johnny Hallyday aux blousons noirs, le français aux Maghrébins.

Mai 68 chamboule complètement son système de valeurs. Ecoeuré par la dissolution des mœurs, «l’abus de tolérance qui mène à l’intolérance», le Franco-suisse quitte l’effervescence parisienne pour la quiétude neuchâteloise. Comme ingénieur du son, il ne cesse de côtoyer les plus grands du jazz et de la chanson française: Stéphane Grapelli, Juliette Gréco, Henri Salvador. Son savoir encyclopédique lui vaut d’être approché par les premières radios privées.

Il se mue en consultant pour Radio Thollon au début des années 80, puis contribue à la création de Radio Neuchâtel en 1984 avant d’hériter du matériel de Radio Echallens pour lancer Framboise en 1988.

Dans ses plus belles années, la chaîne de Crissier atteint des pics de taux d’écoute qui la placent en tête des radios privées romandes. La remise de la station à Hugues de Montfalcon s’avère plus périlleuse. Croyant trouver la poule aux œufs d’or en la personne de ce millionnaire de bonne famille française, il se sent aujourd’hui spolié par un financier qui a enlevé jusqu’à son nom de l’historique de la chaîne, rebaptisée Rouge FM pour entériner la scission. «Je l’ai ressenti comme une trahison à ma mémoire de fondateur, comme si mon enfant était sacrifié sur l’autel du monde des affaires alors que j’avais obtenu la promesse que ce nom perdurerait.»

Et de lâcher dans un accès mélodramatique: «Je suis obligé maintenant de travailler jusqu’à ma mort pour refaire fortune.» Autant dire encore longtemps car il bénéficie depuis sa dépression de soins médicaux de pointes délivrés par un médecin réputé dans le milieu des stars, mais surtout parce que le feu sacré brûle plus que jamais «ce vieux débris», comme l’appelle avec affection son confrère Yvan Ischer d’Espace 2.