KAPITAL

Les pères font de meilleurs managers

Selon une étude américaine, le fait d’éduquer des enfants développe les qualités de gestionnaire. Mais cette vision n’est pas partagée par toutes les entreprises. Réactions et portraits.

C’est le monde à l’envers. Dans un passé pas si lointain, l’éducation des enfants semblait totalement incompatible avec l’exercice de fonctions dirigeantes, tout particulièrement pour les hommes. Mais voilà que certains d’entre eux, convertis au temps partiel, n’hésitent plus à vanter les vertus du pouponnage actif et son influence positive sur leur épanouissement professionnel (lire les témoignages ci-dessous).

Pour couronner le tout, une étude menée par l’Université américaine de Clark auprès de 350 managers et de leurs subordonnés vient étayer le propos: le fait d’éduquer des enfants contribuerait à développer les qualités de leadership des hommes!

Il ressort de cette étude que les chefs qui accordent davantage de temps à leur vie de famille sont nettement mieux évalués par leurs employés. Les dirigeants célibataires, ou ceux qui se consacrent peu à l’éducation de leurs enfants, obtiennent de moins bonnes notes.

«L’éducation des enfants développe des capacités bienvenues pour un chef», observe ainsi le professeur de management Laura Graves, qui a conduit l’étude. Selon elle, les pères managers sont plus résistants au stress, plus patients et mieux disposés à gérer les conflits, trouver des compromis ou évaluer les capacités respectives de leurs différents collaborateurs.

«A compétences égales, c’est certainement un plus que d’être père, estime aussi Pierre-Alain Debétaz, responsable des ressources humaines à Migros Vaud. Dans la gestion de personnel, les compétences relationnelles jouent un rôle bien plus important que l’autorité.»

Professeur à HEC Lausanne, John Antonakis nuance cependant ces propos: d’après lui, les résultats de l’enquête menée par l’Université de Clark peuvent aussi avoir d’autres origines. «C’est avant tout la personnalité qui fait l’efficacité d’un leader, explique-t-il. Mais il se trouve que les gens stables et posés seront peut être davantage enclins à avoir des enfants que des personnes au tempérament plus névrotique.»

L’étude peut donc se lire dans l’autre sens: c’est parce qu’ils sont de bons managers qu’ils se sont investis dans une relation stable et sont devenus père… Vont-ils dès lors chercher à réduire leur temps de travail pour équilibrer vie de famille et activité professionnelle?

«Nous ne cherchons pas à savoir d’où proviennent les compétences de nos collaborateurs, tranche Axel Langer, porte-parole de UBS. De toute façon, l’immense majorité des cadres travaillent à 100%. Plus le poste est important, moins les gens sont intéressés par le temps partiel.»

Ce que confirme aussi Philippe Oertlé, porte-parole de Nestlé: «Hormis un cadre qui a demandé à bénéficier d’un horaire à temps partiel, la demande est quasi inexistante de la part des hommes.»

Chasseur de tête chez Korn/Ferry International, Thierry de Preux se dit très sceptique sur la possibilité pour les dirigeants de s’absenter régulièrement de leur lieu de travail: «Il est illusoire de penser que les problèmes peuvent se régler à distance. Lorsqu’une question se pose, il s’agit de la résoudre rapidement. C’est l’urgence qui dirige. Si les chefs se réunissent et que l’un d’eux n’est pas là, il va rapidement se retrouver hors course.»

Des managers qui pouponnent

Dans tous les cas, la paternité change la manière d’aborder la vie professionnelle. Le plus souvent, elle l’améliore, selon les témoignages ces jeunes pères romands. Certains ont fait le choix du temps partiel, afin de passer davantage de temps avec leurs enfants.

«Je tenais absolument à passer un jour par semaine avec mes enfants, qui ont 3 et 2 ans aujourd’hui, explique Cédric Evard, cadre employé à 90% au Credit Suisse, où il est responsable de la formation interne.

«C’était pour moi une condition synonyme d’équilibre de vie et de partage des responsabilités avec mon épouse. Mais pour cela, j’ai dû revoir complètement mon mode d’organisation, et même changer de métier à l’intérieur de la banque: la responsabilité de la formation interne s’accorde mieux avec un horaire à temps partiel, contrairement aux postes de vente et ceux en relation directe avec la clientèle, où une telle flexibilité est très difficilement négociable.»

«J’ai pu ainsi m’occuper de mes enfants depuis leur naissance — contrairement à beaucoup de pères qui exercent des fonctions dirigeantes — et pas seulement dès le moment où ils se sont trouvés en âge de marcher ou de parler. Cela procure une confiance en soi toute nouvelle.»

«Et puis, les compétences que j’entraîne en m’impliquant dans l’éducation de mes enfants me sont utiles au travail. Par exemple, je gère mieux mon stress et celui des autres, notamment les participants à mes cours. Il faut savoir faire plusieurs choses à la fois pour s’occuper d’enfants, et cette compétence multitâche me sert dans mon organisation.»

«Je constate que chez les hommes, une infime minorité de cadres demande à bénéficier d’un horaire réduit. J’y vois plusieurs raisons: il y a bien sûr le fameux carcan professionnel, l’envie de se réaliser, mais également un certain nombre de peurs liées au jugement des autres, à la crainte de décevoir son employeur ou à celle de se confronter à un projet familial.»

«Actuellement, les entreprises n’encouragent pas le temps partiel pour les postes à responsabilité. Elles en font souvent une question de principe, si bien que pour un cadre, vouloir travailler à 80% apparaît comme inconvenant ou, dans la très grande majorité des cas, comme une impossibilité. Des opportunités existent cependant, et j’en suis la preuve vivante! Mais elles sont davantage le fruit d’une volonté personnelle que d’une politique claire de l’entreprise.»

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«J’ai appris à désamorcer les crises»

Témoignage de Jérôme Pellet, biologiste chez Amaibach, bureau d’étude en environnement basé à Pully. Marié, une fille de 2 ans, et bientôt papa pour la seconde fois, il travaille à 80%.

«J’ai souhaité travailler à temps partiel pour profiter de ma fille un jour par semaine, mais aussi pour aménager une répartition plus équitable des tâches avec mon épouse, qui travaille à 60%.»

«J’ai du mal à comprendre que ce type de démarches ne soit pas plus répandu. Dans mon entourage, plusieurs pères de famille ont aussi franchi le pas, mais j’imagine que dans les secteurs du commerce et de la finance, la donne est différente. Il est vrai que j’appartiens plutôt à un milieu de gauche, où les aspirations ne sont pas forcément les mêmes.»

«En m’occupant de mes enfants, la valeur que j’ai le plus développée est certainement la patience. C’est une qualité que j’avais déjà, mais j’ai pu l’exercer. Je suis aussi moins stressé au travail. Je m’accorde davantage de temps pour faire les choses mais je suis plus stricte dans la gestion et la planification des différentes tâches.»

«Dans la fonction que j’occupe, il est souvent important de savoir désamorcer les crises. Quand, par exemple, nous effectuons des études s’impact sur l’environnement, certaines conclusions génèrent inévitablement des tensions. L’expérience de la paternité est un plus. Elle permet de mieux gérer ce genre de situation.»

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«Je suis plus équilibré sur le plan professionnel»

Témoignage de Dominik Egloff, 36 ans, responsable développement du personnel des CFF (env. 80 collaborateurs). Marié, un enfant depuis 4 mois, il travaille à 80%.

«J’ai fait le choix du temps partiel pour que je puisse m’occuper de mon enfant, mais aussi pour permettre à ma femme de rester dans le monde du travail à un taux «raisonnable». Grâce à cette formule, je pense aussi être plus équilibré sur le plan professionnel.»

«Evidemment, être père ne suffit pas à faire un bon manager, d’autant que s’occuper des enfants peut aussi générer du stress supplémentaire… Le défi consiste justement à gérer cette double responsabilité. Avec un enfant, le sens des responsabilités se développe dans une autre dimension, vers l’individu, puisque l’on se focalise sur une personne de façon très intense.»

«Il s’agit de s’organiser et d’improviser en fonction de réels besoins, et non d’une «urgence» souvent crée par l’organisation. On apprend aussi à se débrouiller dans un domaine qui est tout nouveau et dans lequel on se sent très peu sûr.»

«Malheureusement, peu d’entreprises soutiennent réellement cette démarche, c’est-à-dire en respectant les absences et en les rendant possibles par l’organisation. Mais il faut dire aussi que très peu de pères souhaitent vraiment travailler à temps partiel, avec les inconvénients que cela suppose (salaire moindre, carrière plus difficile, etc.).»

«De plus, la charge de travaille reste souvent la même car il s’agit de «faire son job» indépendamment du taux d’activité, ce qui suppose souvent des heures supplémentaires, y compris le week-end. Enfin, le temps partiel a mauvaise réputation dans le monde économique. Parmi les managers, le fait d’être très occupé au travail s’avère valorisant. La discours dominant est claire: pour faire du bon boulot dans un job si important, on ne peut certainement pas réduire son temps de travail…»

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«Ni un père dans mon entreprise, ni un manager à la maison»

Témoignage de Christian Wanner, CEO de Le Shop. Marié, 2 enfants âgés de 10 et 7 ans, il travaille à plein temps.

«Je n’ai jamais fait le parallèle entre ma relation de père et celle de dirigeant, je pense même que c’est inapproprié car il s’agit de rapports foncièrement différents pour moi. Dans un cas, des contacts régis essentiellement par une logique économique, objective et collective, et dans l’autre une aventure humaine de toute une vie, où les besoins individuels de chacun doivent être intégrés dans une relation à deux en perpétuelle mutation. En conclusion, je ne suis ni un père dans mon entreprise, ni un manager à la maison.»

«En tant que chef d’entreprise, je travaille à 100% mais je passe l’essentiel de mon temps libre avec mes enfants, en privilégiant la qualité et l’intensité des moments partagés. L’année dernière, j’ai dormi une semaine avec mon fils dans le désert du Maroc. Je suis aussi parti au Mali avec ma fille pour faire de la plongée au tuba. Dans un mois, nous allons d’ailleurs rééditer cette expérience en Egypte. Le fait de se retrouver seul avec l’un de ses enfants change complètement la relation. On devient davantage complices.»

«Et si je travaille beaucoup la semaine, je peux disposer normalement de mes week-end. Le temps partiel demeure extrêmement rare parmi les personnes qui occupent des postes à responsabilité. C’est lié à notre mode de (dys)fonctionnement organisationnel: en occident, on valorise particulièrement le rôle du dirigeant unique, ce qui frise parfois le culte de la personnalité. Et cette tendance s’accentue au fil des années.»

«Imaginez le cours de la bourse d’une grande société si son CEO venait à annoncer qu’il souhaite travailler à 50% pour mieux équilibrer sa vie et améliorer son handicap de golf… Même si la robustesse de son management rendait cela possible sans conséquences négatives, une suspicion naîtrait immédiatement quant à son engagement réel pour l’entreprise. Seule exception, les sociétés en mains privées où le dirigeant propriétaire décide de son emploi du temps en toute discrétion, et loin des analystes.»

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 24 mai 2007.