CULTURE

La tête de mort ressuscitée

L’emblème de la sauvagerie a perdu son aura subversive. L’art contemporain, l’industrie du luxe et même H&M l’utilisent en guise d’ornement fashion. Décodage.

Le crâne humain ne fait plus peur. Plusieurs marques de luxe (Dior, Fendi) l’ont utilisé dans leurs récentes collections, apposant ce sourire de mort sur des foulards, maillots de bain, sacs et bijoux.

Dans la foulée, des grands distributeurs comme H&M ont repris la figure sous un aspect plus enfantin (entendez avec des yeux en forme de cœur ou d’étoile…) dans leurs gammes pour filles et garçons.

Le tabou semble ainsi définitivement enterré. Les mères de famille bourgeoises n’hésitent plus à porter une bague tête de mort en or blanc sertie de diamants ou à draper leur bébé dans une tunique couverte de crânes humains «fantaisie».

Il devient aujourd’hui de bon ton d’arborer le drapeau pirate, et ceci quel qu’en soit le prix: le styliste français Lucien Pellat-Finet propose par exemple des pulls en cachemire avec un motif de tête de mort coiffée d’un chapeau melon façon «Orange mécanique», dès 1’000 euros.

Le phénomène ne s’arrête pas là. Le symbole toxique a trouvé un terrain d’expression fertile dans l’art contemporain, notamment dans l’œuvre de l’artiste genevois John Armleder.

A Venise, devant le Palazzo Grassi, le visiteur peut s’extasier devant un gigantesque crâne brillant réalisé par l’artiste indien Subodh Gupta à partir d’ustensiles en inox.

Chez Damien Hirst l’image prend une tournure particulièrement provocante: l’une de ses récentes créations représente un faux crâne humain incrusté de 8’601 diamants et d’une pierre rose pâle de 55 carats de chez Bentley & Skinner. Prix: 125 millions de francs pour ce symbole ultime de la collision entre l’imagerie macabre et l’univers futile du strass et du bling-bling.

Comment expliquer cet engouement? «Comme le tatouage, la tête de mort exprime une revendication de liberté, qui se retrouve d’ailleurs dans le regain d’intérêt pour les Harley-Davidson», relève Stefan Fraenkel, observateur de tendances à l’Ecole hôtelière de Lausanne.

«La tête de mort renvoie aux codes rock’n’roll des bikers des années 50, insoumis et rebelles, ajoute le chroniqueur de mode Bertrand Maréchal. Ce style venu de la rue s’est popularisé et touche même des jeunes filles au look “rock-pouffes”, qui imitent les petites amies de rockers américains de seconde zone…»

Le top model britannique Kate Moss a aussi contribué à asseoir la mode en arborant très tôt les foulards à tête de mort du créateur Alexander McQueen.

Cette popularité du crâne de squelette s’explique aussi par la fascination qu’exercent pirates et autres gros durs sur les garçons, depuis leur plus jeune âge: «La tête de mort permet aux cadres supérieurs et aux banquiers de s’encanailler à bon compte sans pour autant devenir des Hells Angels», sourit Katharina Sand, de la boutique Septième étage à Genève.

Directement inspirée par l’esthétique biker, la marque américaine Chrome Hearts — qui fournit Karl Lagerfeld en bijoux, boucles de ceinture et lunettes de soleil — illustre bien la tendance. Là aussi, le client type semble plus proche du cadre sup que du motard tatoué.

«Il nous arrive souvent de customiser, dans un look très rock, les bracelets de montres de luxe, telles que des Rolex ou des Roger Dubuis», dit Cécile Pittavino, directrice de la boutique Chrome Hearts à Paris.

L’engouement pour le symbole des pirates touche tous les publics: la marque de jeans suédoise Cheap Monday en a fait son emblème, tout comme le Pully For Noise festival, dont l’affiche met en scène un crâne ailé. Quant à la trilogie «Pirates des Caraïbes», elle figure parmi les productions hollywoodiennes les plus profitables de tous les temps, avec près de 2,6 milliards de dollars de recettes comptabilisées à ce jour au box-office mondial.

Au-delà du côté rock’n’roll, le symbole reste indissociable de sa signification première: la mort. Il se retrouve donc logiquement dans des courants plus anciens, telles que les vanités de l’époque baroque ou les Memento Mori («Souviens-toi que tu vas mourir») de l’Antiquité romaine.

«Dans ces mouvements, le symbole conserve une dimension de révolte et de provocation, explique Stefan Fraenkel. De même, le «to be or not to be» de Hamlet face à un crâne évoque aussi une quête de liberté.»

Face aux tragiques événements qu’ont représenté le 11 Septembre ou le Tsunami en Asie, la tête de mort permettrait donc d’établir un nouveau rapport à la mort, plus fataliste et dédramatisé:

«Nous n’éprouvons plus le même tabou aujourd’hui qu’il y a quelques années face à la mort, souligne Caroline Lang, directrice de la société de vente aux enchères Sotheby’s à Genève et collectionneuse de têtes de mort Memento Mori. Posséder une représentation de crâne permet de prendre conscience que la mort fait partie de la vie, mais aussi qu’il convient de jouir au maximum de sa journée. Car, qui sait, elle pourrait être la dernière…»

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Historique:

XVe siècle: la tête de mort orne les uniformes de certaines armées en Europe.

1602 : dans Hamlet, le crâne joue un rôle dramatique central.

XVIIIe: la tête de mort, avec tibias croisés, devient l’étendard des pirates.

XXe: le symbole évoque le poison et le danger, notamment toxique et chimique.

1939: la tête de mort est reprise par les divisions SS Totenkopf de l’Allemagne nazie.

Années 50: l’image est utilisée par le mouvement biker (notamment au sous-groupe des Hells Angels) qui émerge aux Etats-Unis.

Années 70: Andy Warhol revisite la figure dans certaines sérigraphies.

2003-2007: la trilogie «Pirates des Caraïbes» devient l’un des plus gros succès de l’histoire du cinéma et génère 2,6 milliards de dollars.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 30 août 2007.