GLOCAL

Les apprentis sorciers radicaux ont fait le lit de Blocher

Dans un essai limpide et concis, Pietro Boschetti explique la montée de l’UDC en revenant sur les cinquante dernières années de la vie politique et économique de la Suisse. Le bien-être des Trente Glorieuses. L’angoisse de la dérégulation néolibérale.

Est-ce que politiquement nous aurions été victimes, au cours de ces vingt dernières années, d’une captation d’héritage par un gang de néolibéraux sans foi ni loi, uniquement préoccupés d’augmenter leur fortune? C’est la question que je me suis posée après avoir lu l’ouvrage que le journaliste Pietro Boschetti consacre à la conquête du pouvoir par l’UDC.

Justement préoccupé par l’irruption soudaine (par rapport aux pesanteurs helvétiques) de l’UDC en tête des forces politiques, Boschetti reprend l’histoire politique et économique de la Suisse de l’après-guerre pour constater qu’un tournant décisif s’est produit suite à la crise mondiale du début des années 1970. A partir de 1974, le compromis keynésien réalisé au lendemain de la guerre entre les forces sociales (parti socialiste et syndicats) et la droite bourgeoise (partis et organisations patronales) vole en éclat.

Ce compromis était en germe avant la guerre déjà, porté notamment par la signature de la Paix du travail (1937) entre les syndicats et le patronat. L’affaiblissement de la droite au sortir de la guerre permit la mise en application de certaines idées de Keynes sur la régulation sous contrôle de l’Etat des rapports entre salariés et entrepreneurs. Cela conduisit à la mise sur pied d’un Etat social sanctionné dans les faits par la création (1947) de l’AVS, système de retraites fondé non sur la charité mais sur la solidarité. Le résultat est époustouflant:

    En trente années le PIB sera multiplié par trois, le nombre d’emplois industriels par deux et les emplois dans le tertiaire par un et demi. Les salaires réels font plus que doubler. Ce boom économique est suffisamment durable pour faire disparaître le chômage et la précarité. Il va permettre la naissance de la société de consommation. (p. 66)

C’était le bon temps des Trente Glorieuses! La crise financière de 1971 et pétrolière de 1973 mettent l’économie suisse au tapis. De tous les pays de l’OCDE, la Suisse connaîtra la crise la plus longue. Les chiffres: le franc s’emballe et gagne 70% de valeur en quelques années provoquant la déroute des industries exportatrices, les licenciements sont massifs, 330’000 emplois disparaissent, entraînant l’expulsion de 250’000 travailleurs étrangers.

Inexorablement, l’angoisse commence à monter et le mouvement revendicatif s’éteint. Les attaques contre les prestations sociales (AVS, assurance-maladie) se multiplient. Dans ce contexte, le discours néolibéral commence à prendre forme avec le fameux slogan des radicaux: «Moins d’Etat, plus de liberté.» Comme si l’Etat fédéral ou cantonal était responsable de la dérégulation monétaire internationale ou des frasques des grandes compagnies pétrolières…

Mais le slogan s’inscrivait dans une tendance mondiale symbolisée par Reagan et Thatcher. Dès la désintégration du monde communiste (1989), le néolibéralisme suisse peut surfer sur son onde de choc. En profitant de surcroît de deux crises intérieures: l’échec de la politique européenne (EEE, 1992) prônée par tous les grands partis à l’exception de l’UDC désormais blochérisée et les controverses délétères suscitées par le comportement de l’establishment helvétique pendant la dernière guerre mondiale. Une sérieuse récession économique vient coiffer l’ensemble et ouvre un large espace à une instrumentalisation populiste de la situation. Electoralement, l’UDC s’envole.

Boschetti dont les analyses sont claires, structurées et solidement établies, pense que, même si les blochériens devaient connaître un jour un fléchissement, ils ont encore un bel avenir devant eux. Ce qui semble vrai.

Je mettrai pour ma part un tout petit bémol à son essai. Il met peu en évidence le rôle de Blocher lui-même, son habileté extraordinaire à se substituer à James Schwarzenbach dans la xénophobie tout en fédérant à la hussarde les extrêmes droites qui existaient avant sa prise de pouvoir à l’UDC. Il y avait Vigilance, l’Action nationale, le parti des automobilistes, etc. Même si les conditions pour l’affaiblissement de la droite traditionnelle radicalo-PDC et son dépassement par une droite extrême étaient données dès les crises de 1974, l’unification de ces mouvances extrémistes n’était pas prévisible. C’est Blocher personnellement, avec son savoir-faire, son opportunisme et son argent qui y est parvenu, et qui le revendique, comme en témoigne la dernière affiche électorale de l’UDC.

——-
Pietro Boschetti: «La conquête du pouvoir. Essai sur la montée de l’UDC», Editions Zoé, Genève, 170 pages.

Dans son essai, «Christoph Blocher ou le mépris des lois» (Editions Favre, 128 pages), François Cherix recense les 33 manquements à la collégialité que l’on peut imputer au conseiller fédéral zurichois depuis qu’il a été élu.

Pour les férus de politique, signalons la parution aux Editions Antipodes d’un ouvrage très spécialisé, «L’Union démocratique du centre: un parti, son action, ses soutiens» (210 pages), publié sous la direction d’Oscar Mazzoleni, Philippe Gottraux, Cécile Péchu. Il regroupe sept contributions de politologues qui situent l’UDC et le blochérisme non seulement dans leur impact sur la vie politique suisse mais aussi dans le contexte des populismes européens.

Sur le même sujet, rappelons la contribution de notre collaborateur Gérard Delaloye: «Aux sources de l’esprit suisse. De Rousseau à Blocher» (Ed. de l’Aire, 202 pages) que vous pouvez commander ici.