CULTURE

Lionel Bovier, premier éditeur d’art contemporain en Suisse

Sa société JRP Ringier s’est imposée comme une référence internationale grâce à ses choix pointus. Rencontre.

Les bureaux de la maison d’édition JRP Ringier, dans le trépidant Kreis 4 zurichois, ressemblent à un cliché d’espace où l’on tâte de l’art contemporain: un loft industriel, mi arty, mi white cube, rehaussé par des chaises en fibre de verre orange. Qui tend l’oreille y entend du français, de l’anglais et de l’allemand. Jusque-là, rien que du très banal.

Sauf qu’un dynamisme inhabituel transpire de la table de réunion. Energiquement, Lionel Bovier, le directeur-fondateur, met un terme à une longue séance avec un émissaire de l’Ecal (Ecole cantonale d’art de Lausanne) venu discuter d’un prochain livre.

L’école lausannoise publie régulièrement chez cet éditeur de référence. En trois ans, depuis son rachat par le magnat de la presse et collectionneur d’art contemporain Michael Ringier (éditeur notamment de L’Hebdo, de L’Illustré ou d’Edelweiss en Suisse romande), la jeune entité est devenue la première maison d’édition d’art contemporain en Suisse.

Au rythme frénétique d’une sortie par semaine, elle s’est constitué un catalogue aussi complet que pointu de près de deux cents titres. Des noms connus du grand public côtoient de jeunes artistes émergents.

John Armleder, Gianni Motti, Albert Oehlen, le mouvement situationniste: l’éditeur met en valeur ce qui lui passe entre les mains avec une rare intelligence, combinant une sobriété graphique presque monacale à des textes critiques de haute volée.

Simple, chic et direct comme la chemise à rayure Dior du directeur de 37 ans, journaliste, curateur et «enseignant à la retraite».

Vos publications s’enchaînent très rapidement. Pourquoi une telle frénésie de productions?

C’est un méchant rythme, vous avez raison. Il s’agissait d’atteindre promptement une taille critique. Comme les volumes de vente par région sont assez bas dans le domaine de l’art contemporain, il est important d’obtenir une bonne diffusion. Un minimum de 150 titres s’avère nécessaire pour que les distributeurs consentent à nous représenter dans le monde entier.

Est-ce la raison pour laquelle vous vous êtes associé à Ringier en 2004?

Avec JRP, ma première société, le problème ne se posait pas en ces termes car je publiais des multiples de quelques dizaines de livres réalisés par des artistes, vendus principalement dans des galeries. Je me fichais d’accéder aux librairies. Comme je vivais de mon activité de curateur et d’enseignant, le profit ne jouait pas de rôle. A partir de 1997, j’ai souhaité éditer d’autres types de livres comme des écrits d’artistes. Après plusieurs tentatives de collaborations avec des maisons comme Revolver, Walter König et Le Seuil, pour qui je faisais œuvre de conseil éditorial, j’ai rencontré Michael Ringier. Je lui ai parlé de l’idée de lancer une autre entreprise. Quelques temps plus tard, je lui ai présenté le projet d’une PME classique, un modèle à l’ancienne, proche de son objet avec des capacités à l’interne pour gérer la conception du livre, son édition, son graphisme et sa distribution. Il a tout de suite accepté.

Profitez-vous de synergie avec le groupe Ringier?

Non, elles sont relativement restreintes car les logiques qui président au livre et à la presse sont très différentes. Nous apportons un soin maniaque à la production pour de petits volumes imprimés, nous nous adressons donc à d’autres fournisseurs. Peut-être que la nouvelle imprimerie rénovée par le groupe à l’Est nous servira à l’avenir.

Est-ce que Michael Ringier intervient dans la ligne éditoriale?

Uniquement sur une série de livres liés aux œuvres qu’il achète. La curatrice de sa collection personnelle, Beatrix Ruf, se charge de ces grands projets. Il s’agit de livres très stimulants à la limite de ce que nous pouvons réaliser en termes de poids et de taille. Il a peu de temps à nous consacrer en-dehors de cela. Michael Ringier est un investisseur qui accepte que JRP Ringier ramène peu d’argent, raison pour laquelle nous ne faisons pas partie du groupe orienté, lui, vers le profit.

D’où viennent les initiales JRP?

De notre premier livre d’artiste en 1993, produit au stencil par John Armleder en hommage aux techniques artisanales que Dieter Roth employait en Islande. Dans notre esprit, ce projet devait préfigurer une publication future. C’est la raison pour laquelle nous avons inscrit «Just ready to be published» sur la couverture. Les lecteurs ont cru que cela renvoyait au nom de la maison d’édition dont il n’était fait aucune autre mention. Nous avons donc adopté cette appellation. Plus tard, l’artiste genevois Francis Baudevin a dessiné un logo, avec les initiales, inspiré d’une ancienne entreprise de transport.

Comment mettez-vous en place le programme de publications?

Nous travaillons de différentes manières. Certaines institutions nous commissionnent entièrement pour réaliser des livres. C’est le cas de l’Ecal par exemple. Nous travaillons aussi sur concours. Le Kunsthaus de Zurich avait demandé à plusieurs maisons d’éditions internationales de présenter des projets pour un catalogue de l’exposition Fischli & Weiss qui se déroule en ce moment. Nous avons remporté la mise au concours et le livre est un véritable best-seller avec 20’000 copies écoulées. Parfois nous présentons spontanément un projet sur un artiste à un musée ou à une galerie qui prévoit une exposition sur ce personnage. Nous menons aussi certains projets seuls.

Pourquoi un livre sur Albert Oehlen et aucun sur Martin Kippenberger dans votre catalogue? Quelle logique influence les écrits livrés à votre seule liberté éditoriale?

Les éditeurs associés et moi-même amenons les idées. Dans le cas d’Oehlen, nous souhaitions soutenir un artiste sous-évalué, qui souffre d’un déficit d’attention par rapport à Martin Kippenberger. Cela nous permet de nous positionner comme un éditeur intelligent. D’autres choix sont dictés par le marché. Comme nous vendons en priorité aux Etats-Unis, nous avons essayé de proposer plusieurs monographies d’artistes américains. Nous avons pratiquement balayé tout le spectre de la jeune création helvétique. L’Allemagne est très importante aussi. Par contre, nous n’avons encore rien fait sur l’Asie, en dépit de la vogue actuelle pour cet art.

En quoi votre établissement en Suisse influence-t-il votre façon de travailler, vous qui réfléchissez sur une échelle globale?

Cela complique un peu les choses du point de vue linguistique. Nous ne sommes pas assis sur un marché national avec un socle en français, ni en allemand. Nous résidons dans un no man’s land international avec généralement l’anglais pour langue unificatrice. A l’inverse, cette situation nous défend du nationalisme. Au contraire de ce qui se passe en France et en l’Allemagne, nous ne faisons jamais du suisse simplement parce que c’est du suisse. Les artistes helvétiques que nous éditons supportent très bien la concurrence internationale.

Que devient Christophe Chérix, votre associé au lancement de JRP en 1993?

Il est le nouveau conservateur du cabinet des estampes du MoMA de New York. Il continue ce qu’il adore faire dans la plus belle collection du monde. Nous collaborons encore ensemble sur une collection de JRP Ringier, celle des écrits d’artistes.

Le livre sur la maison de mode suisse Akris reste une exception dans votre catalogue, souhaitez-vous poursuivre cette diversification?

Oui, mais certainement pas dans la mode, qui n’est pas notre domaine. A part peut-être avec Hedi Slimane, mon créateur préféré dont j’aime les photos publiées dans un supplément de Libération. J’ai aussi rencontré Bryan Ferry avec qui nous pourrions collaborer. La pop culture telle qu’elle est abordée dans le monde anglo-saxon me fascine. Pourquoi pas la mettre en valeur avec le même soin que l’art contemporain? J’ai cependant refusé de publier un livre sur les peintures de David Lynch. «Blue Velvet» est plus important pour l’histoire de l’art que ces mauvaises toiles pseudo-baconiennes. Mais allez le faire comprendre à ces gens à qui tout le monde cire les pompes! Dans l’art contemporain, les opinions critiques sont les bienvenues. Nous devons sauvegarder nos critères de jugement, notre seule richesse.