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Pour comprendre les manoeuvres turques à la frontière irakienne

D’escarmouches en incidents de frontière, l’invasion planifiée, annoncée, tonitruée même, du Kurdistan par 60’000 à 100’000 soldats turcs (les chiffres varient selon les sources) pose tout de même quelques problèmes. Surtout si l’on veut bien prendre en compte que nous sommes en 2007 et que le nationalisme turc tient le haut du pavé depuis plus d’un siècle.

On ne cesse de le donner comme moribond, mais il n’en finit pas de relever la tête. Ou les drapeaux comme on peut le voir ces jours-ci dans les rues d’Istanbul ou Ankara.

On le sait, les parties l’ont déjà laissé filtrer en août dernier, l’intervention militaire au Kurdistan est un deal négocié l’été dernier entre islamistes et généraux. C’est la récompense accordée à l’armée par Erdogan en échange de l’élection de l’islamiste Abdullah Gül à la présidence de la République.

A ce niveau d’étrange confusion, il convient de mettre des points sur quelques i.
En commençant par rappeler que depuis plusieurs années, les islamistes d’Erdogan font des efforts considérables pour apparaître comme des démocrates-islamistes. Vous avez vos démocrates-chrétiens, nous disent-ils, nous cherchons à suivre leur exemple en renforçant un parti religieux et conservateur capable de gérer une société moderne.

Ils essaient en somme de nous faire croire qu’entre Angela Merkel (ou Christophe Darbellay pour parler suisse) et eux, il y a si peu de différence que cela ne vaut pas la peine d’en parler. Sauf que nos démocrates-chrétiens ont quitté les sacristies depuis belle lurette pour se laïciser, alors qu’Erdogan fait prendre à la Turquie le chemin inverse.

Ils cherchent aussi à se justifier en jouant la carte de la lutte contre le terrorisme. Mais en désignant leurs propres terroristes, les indépendantistes kurdes. Depuis que les Etats-nations existent, ils adorent affirmer leur propre identité en traitant leurs minorités de terroristes. Même les Jurassiens — avant de voter UDC — sont passés par là.

D’ailleurs, le mercredi 17 octobre, alors que le parlement turc votait l’invasion du Kurdistan à l’unanimité moins les 19 voix des députés d’origine kurde, un spécialiste de la lutte antiterroriste paradait à Ankara. Le président syrien Bachar al-Assad, c’est de lui qu’il s’agit, pouvait ainsi déclarer entre deux sourires (les Assad adorent montrer leurs canines!): «Nous appuyons les décisions qui sont à l’ordre du jour du gouvernement turc en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme et les activités terroristes.» Il oubliait de préciser qu’il a lui aussi une minorité kurde.

Mais il n’y a pas que la question kurde qui lamine les énergies depuis le traité de Lausanne (1923). Il y a aussi la question arménienne.

Alors qu’en 1915-1916, profitant du fracas guerrier européen, les nationalistes turcs avaient brutalement réglé leur contentieux avec les chrétiens arméniens en recourant à un massacre systématique qualifié aujourd’hui de «génocide», la diplomatie turque n’est pas parvenue à en régler les séquelles en près de cent ans.

Pas un mot d’excuse. Pas l’ombre d’une réparation. Pas le moindre regret. Au contraire. Pour Ankara, les salauds ne sont pas les massacreurs, mais les victimes, ceux qui crient aujourd’hui encore au massacre, au génocide, et qui exigent la reconnaissance du tort qui leur a été fait.

Cet échec moral et diplomatique est celui de politiciens turcs laïques, occidentalisés, mais incapables (ou peu désireux) de réduire la pression nationaliste dans leur manière de gouverner. On voit que leur remplacement par une génération de politiciens religieux ne débloque rien. Et que les prétendus démocrates-islamiques sont sur ce sujet aussi bornés que leurs adversaires.

La perspective (très improbable) d’une reconnaissance du génocide arménien par les Etats-Unis d’Amérique fait perdre la tête à tout le monde. La belle affaire! Ne serait-il pas plus simple de faire un travail de mémoire en profondeur (comme ne cessent de le faire maints écrivains, dernier en date Orhan Pamuk) pour «dénationaliser» les esprits?

Comment est-il possible, si l’on se prétend de bonne foi et bon musulman, de rebâtir une société sur ces mensonges fondateurs que sont le génocide arménien et la purification ethnique antigrecque?

Il est vrai que paradoxalement, les Européens ont accepté de commencer des négociations avec Ankara alors que les troupes turques, au mépris du droit international, occupent encore militairement une partie de l’île de Chypre. De surcroît ils sont mal placés pour condamner une invasion de l’Irak alors qu’eux-mêmes y sont depuis 2003. Les torts sont donc largement partagés.

En faisant monter les enchères sur le Kurdistan, en menaçant l’Irak d’une nouvelle invasion, Erdogan se place plutôt dans une logique de guerre régionale. Il fait le pari d’occuper sa propre armée loin des centres de pouvoir d’Ankara. Le procédé est des plus classiques, mais il peut aussi se retourner contre celui qui déclenche la violence. Le dernier coup d’Etat ne date guère que de 1980!

Les observateurs ne cessent de répéter que les temps ont changé, que le temps des généraux dictateurs a passé. C’est peut-être vrai, encore que la Birmanie prouve tous les jours le contraire. Mais, dans son machiavélisme, la haine nationaliste n’est jamais à court de solutions. C’est Pamuk qui rappelle dans son «Istanbul» (Gallimard) des événements complètement oubliés, les pogroms anti-grecs et anti-chrétiens de 1955.

A Istanbul, dans la nuit du 6 au 7 septembre 1955, chauffée à blanc par la manipulation médiatique d’une revendication grecque sur Chypre (déjà!), la foule avait attaqué les maisons et les magasins des «infidèles». Des quartiers entiers furent saccagés, les mobiliers jetés par les fenêtres, livres brûlés, etc. Au matin, le bilan était de 15 morts, de 4214 magasins pillés, de 1004 maisons, 73 églises et 2 monastères saccagés. On appelle cette nuit-là, la «nuit barbare» des Turcs comme les Allemands ont leur «nuit de cristal».

A voir le visage angoissé de jeunes Kurdes interviewés ces jours-ci à Istanbul par les télévisions internationales, on comprend que eux, la «nuit barbare» ils ne l’ont pas oubliée.